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« Parcours », un livre qui montre le chemin d’une nouvelle société

lundi 23 octobre 2006, par Marie-Anne Sablé

Je recommande la lecture d’un livre de Miguel Benasayag intitulé « Parcours. Engagement et résistance, une vie. »  Il a été édité en 2001. Il se présente sous la forme d’un entretien. Benasayag répond aux questions d’une journaliste qui l’interroge sur sa vie et ses convictions : il mêle son expérience et sa théorie, toujours l’une illustrant l’autre, avec une multitude d’exemples tirés de l’histoire ou de l’actualité, et de façon très vivante. Comme le livre est présenté sous la forme d’une conversation et écrit sur le ton de la confidence, il n’est pas très difficile. J’ai eu l’impression en le lisant d’être en face de l’auteur, comme on apprécie un dialogue à bâtons rompus. Ce style est appréciable quand il s’agit comme ici d’aborder des théories qui ne sont pas toujours simples, avec des références philosophiques et politiques.

Qui est Miguel Benasayag ?

C’est un membre actif du mouvement de la nouvelle radicalité en Amérique latine et en Europe. Il a publié de nombreux livres dont « la Fabrication de l’information » avec Florence Aubenas. Il a été combattant dans la guérilla guévariste en Argentine et emprisonné. Aujourd’hui, il est psychanalyste et vit à Paris. C’est un philosophe de la liberté et de la situation : il explique que ce n’est pas parce qu’une personne vit dans un pays qui n’est pas une dictature qu’elle vit, pense et agit en toute liberté. Pour Benasayag, il n’y a de liberté qu’en situation et en actes.

Quelques exemples tirés du livre

J’ai apprécié « Parcours » parce qu’il m’a donné des explications claires sur des problèmes qui me poursuivaient depuis longtemps, et parce qu’il m’a permis de remettre en cause toutes les idées fausses que j’avais. Benasayag aborde dans ce livre toute sa démarche politique. Les thèmes sont nombreux, je ne peux pas les citer tous ici, mais pour en évoquer quelques uns je dirais : la société blessée par l’utilitarisme, les différentes formes possibles de résistance à ce qu’est devenu le capitalisme et à la mondialisation, résistances qui doivent être des pratiques quotidiennes créatives.

Femmes

Miguel Benasayag parle du mouvement féministe pour illustrer sa théorie selon laquelle la notion de pouvoir (autoritaire) est opposée à la notion de puissance (créatrice). « Si nous prenons l’exemple du mouvement d’émancipation des femmes, nous observons qu’elles ont d’abord exigé d’être autorisées à parler, tout simplement, puis elles ont exigé le droit de voter, d’étudier etc. A un moment donné, nous pouvons examiner le point que nous avons atteint à travers la lutte des femmes et la question de l’état réel de la situation va commencer à se poser. C’est-à-dire que les lois changent, qu’apparaissent des modifications concrètes dans les structures et les institutions ; ainsi ce n’est pas le gestionnaire à partir de son « pouvoir » qui décide d’octroyer généreusement ou pas quelque chose aux femmes. Les choix que le gestionnaire a à faire sont des choix qui s’imposent une fois que la lutte politique est parvenue à les exiger. »

Une personne n’est pas un individu isolé et spectateur du monde, elle agit librement sur le concret.

« Notre époque a créé une subjectivité où la petite histoire ne croise jamais l’histoire sociale, l’histoire de la civilisation, ou, si elle le fait, c’est comme un accident regrettable. Il y a une guerre, il y a une crise économique. Mais cette réalité qui nous environne et qui nous constitue est abordée dans une vision où le monde n’est qu’un décor. Les individus du capitalisme ne croisent l’histoire que comme un incident regrettable. La vraie vie serait ordonnée par les intérêts, les banquiers, même les guerres ne seraient plus [...] la continuation de la politique par d’autres moyens, mais des guerres gestionnaires aussi. Il y a une perte du tragique qui fait que, même en temps de guerre, les victimes sont mises en position de spectateurs de leurs propres souffrances. En tant que thérapeute, je suis confronté sans cesse au manque de ces expériences d’être intriqué dans le monde. Le manque de cette expérience où je me rends compte que je ne suis pas isolé du monde, que le monde n’est pas ce qui vient me déranger régulièrement ou le terrain de ce que je peux utiliser comme prédateur, mais un monde donné. La dimension tragique advient chaque fois que quelqu’un prend conscience qu’il n’est pas un individu mais une personne, à l’instar d’Antigone pour laquelle les conflits universels vont se jouer non pas parce que, par hasard, l’universel se présente à ce moment-là de la tragédie, mais parce que l’universel concret est donné dans toute sa singularité. »

Handicapés, vie utilitariste

« Dans le cas des handicapés par exemple, notre radicalité consiste aussi à revendiquer la profonde et foncière inutilité de l’homme. Alors que le discours néo-libéral consiste à dire : ils peuvent quand même être utiles, donc ils sont réinsérables. Nous pensons qu’il faut créer des solidarités dans lesquelles non seulement nous n’essayons pas de rendre les handicapés des erstaz productifs, mais de dire que la société de l’utilitarisme a conduit la société au bord de son autodestruction. Donc nous qui sommes parqués comme les faibles de la société, nous n’allons pas demander en plus [...] de venir augmenter cette vie utilitariste, et nous affirmons qu’il y a une profonde inutilité de l’homme. La lutte pour la dignité desdits handicapés en France est aussi une lutte contre l’utilitarisme. »

Le vouloir et le faire

« La nouvelle radicalité assume un changement radical de point de vue. On quitte le point de vue du vouloir, aisément identifiable car c’est toujours un programme : quelle société nous voulons, quelle éducation nous voulons..., pour accomplir des actes, sachant que le faire a toujours à voir avec le fait d’assumer une multiplicité de pratiques. Il s’agit en définitive d’abandonner les programmes, les modèles, pour assumer les projets. »

Outre ces thèmes, Michel Benasayag démonte une multitude de faux concepts que le capitalisme ultralibéral nous oppose depuis des dizaines d’années, et explique dans son livre pour quelle raison et comment se met en route ce nouveau contre-pouvoir. L’une de ses démonstrations est l’opposition entre la fin et les moyens. Un piège dans lequel sont tombés les mouvements révolutionnaires a été de préparer l’avenir à partir d’un universel abstrait. Dès lors ce qu’ils faisaient n’avait pas d’importance, leurs moyens n’existaient qu’en vue d’un objectif à atteindre. Cela équivaut à attendre demain, toujours demain. Alors que l’anticapitalisme consiste, selon Benasayag, à ancrer la fin dans les moyens, à répondre à des exigences de solidarité et de justice dans le présent, et les réaliser à chaque instant.

Marie-Anne Sablé