Mon site SPIP

Accueil > Sortir du capitalisme > Ignacy Sachs : Pour une bio-civilisation

Ignacy Sachs : Pour une bio-civilisation

lundi 22 décembre 2008

"L’industrie ne fournira pas assez d’emplois pour absorber l’exode rural des pays du sud. Il nous faut abandonner l’idée héritée du XIXe siècle selon laquelle tout ce qui est paysan est dépassé"  : pour Ignacy Sachs, l’avenir de la planète se trouve à la campagne. C’est seulement en inventant une nouvelle agriculture, une utilisation efficace de la biomasse, une valorisation des ressources adaptée aux terroirs que l’on répondra au double défi du présent : le changement climatique et une inégalité sociale "aberrante".
Ignacy Sachs, chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, a forgé le concept d’éco-développement. Toute sa carrière, qui s’est déroulée en Inde, au Brésil et en France, a été orientée sur la description d’un développement des pays pauvres respectueux de l’écologie et de l’égalité sociale.

Le texte ci-dessous est une retranscription d’une interview recueillie par Hervé Kempf en janvier 2008. On peut écouter cette interview sur le site d’Hervé Kempf : Reporterre

Rappel : Hervé Kempf sera à Saint-Etienne vendredi 30 janvier en fin d’après-midi et soirée. La rencontre (café citoyen) aura lieu autour de son nouveau livre qui sort en janvier : “Pour sauver la planète, sortez du capitalisme”. Au Remue-Méninges, 59 rue Désiré Claude (1).

Pour une bio-civilisation

Hervé Kempf : Ignacy Sachs : comment définissez-vous une bio-civilisation ?

Une civilisation moderne qui essaie de tirer le meilleur parti de la photosynthèse. Nous discutons en ce moment beaucoup la bio-énergie mais en réalité la biomasse ce sont les aliments, ce sont les fourrages pour les animaux, ce sont les matériaux de construction, ce sont les bio-énergies, ce sont les fibres, les plastiques, et en général tout ce qu’on peut tirer de la chimie verte, la pharmacopée et les cosmétiques.
C’est un retour dans un certain sens vers l’utilisation de l’énergie solaire captée à partir de la photosynthèse, mais à un tout autre niveau de la spirale des connaissances.

HK - Mais en quoi ça changerait par rapport à la société industrielle et hyper-consommatrice que l’on connaît aujourd’hui ?

Le problème de l’autolimitation de la consommation, de la redéfinition des styles de développement et de la courbe de la demande subsiste (...) Je dis à peine que au niveau de l’offre nous devons donner beaucoup plus d’attention à ce qu’on peut tirer de la biomasse et d’autant plus que je pense que nous sommes confrontés en ce début du 21ème siècle à un double défi : au plan environnemental c’est le changement climatique ; au plan social c’est ce qu’un rapport récent des Nations Unies appelle “The Inequality Predicament” (...) l’inégalité sociale aberrante et l’absence chronique des opportunités de travail décent au sens que le BIT donne à ce terme.
Nous devons donc attaquer les deux problèmes d’emblée et par conséquent nous poser le problème de la création d’emplois, et je ne pense pas que la solution du problème d’emploi passe par l’exode rural. Un autre rapport des Nations Unies publié il y a quelques mois criait : Allellouia ! 50% de la population se trouve déjà dans les villes, le progrès consiste dans l’urbanisation, continuons... Sauf que nous sommes en train de bâtir une planète bidonville et que ce n’est pas une solution, c’est un problème que nous sommes en train de créer.

Il n’y a pas de conditions pour refaire le type de l’urbanisation qui a été le nôtre. Il y a trois conditions qui ont changé radicalement :
- Nous avons pu exporter 90 millions de paysans vers les Amériques
- Au 20ème siècle nous en avons tué aussi des nombreuses dizaines de millions dans les deux guerres mondiales, dans l’épidémie de la grippe et dans les goulags. Si on voulait aujourd’hui résoudre le problème par la même proportion d’émigration, il faudrait trouver une place pour quelques centaines de millions de chinois, d’indiens, et je me demande où. J’espère que nous n’allons pas reproduire les méthodes dont nous nous sommes servis au cours de deux guerres mondiales.
- Et enfin trois : nos réfugiés des campagnes débarquaient dans des villes où il y avait une industrie fordiste créatrice d’emplois. Aujourd’hui les démographes nous disent que nous sommes rentrés dans la phase de désindustrialisation. Désindustrialisation au sens démographique ; l’industrie continue à produire de plus en plus mais à travers le progrès technique, et donc il n’y a pas d’emplois.

Dans ces conditions là, ne pas rouvrir un débat sur le développement rural, un nouveau mode de développement rural, je pense c’est passer à côté des grands défis du siècle.
Or c’est dans ce contexte que va apparaître l’importance du concept de bio-civilisation. Puisque d’une façon ou d’une autre la bio-civilisation passe par la production de biomasse, donc nous renvoie pas simplement à l’agriculture, pas simplement à la sylviculture, le développement rural ce n’est pas simplement de l’agriculture, il y a des emplois non agricoles ruraux qui font partie du système mais nous ne pourrons pas faire l’économie de cette réflexion. Et c’est pour ça que je pense que nous devrions commencer par penser la bio-civilisation et ensuite discuter les différents segments, les différents éléments de cette bio-civilisation. voilà.

HK - En fait, l’idée c’est de trouver les conditions pour que dans les pays du Sud les paysans pauvres, les petits paysans pauvres puissent trouver un travail, sur leurs terres...

Un travail décent... Et bien entendu ne pas réduire ça uniquement à la partie agricole de la production. Il y a le problème de la transformation de la biomasse. Avec les progrès de l’informatique etc il y a plein de choses qu’on peut... Il faut remettre en cause d’un côté cette opposition ville-campagne, d’abord parce que c’est un continuum, deuxièmement il faut s’attacher à penser à partir des terroirs ; chaque terroir a un écosystème, un potentiel de ressources. Le problème c’est quel système de valorisation de ces ressources qui soit en même temps créateur d’opportunités d’occupation pour les populations qui y vivent.

HK - Concrètement vous travaillez par exemple beaucoup au Brésil, que vous connaissez bien. Est-ce qu’il y a des exemples de tels usages de biomasse tournés vers les petits paysans ?

Ecoutez au Brésil c’est en ce moment un sujet d’énormes discussions ; d’une part le Brésil a distribué 50 millions d’hectares dans le cadre des successives réformes agraires. Seulement une réforme agraire ce n’est pas la distribution des terres, une réforme agraire ça commence par la distribution des terres. Et il faudrait qu’il y ait ensuite une action de formation, d’aide technique permanente, d’accès au crédit préférentiel, d’accès au marché, voire une aide pour la création des industries qui transforment les produits agricoles etc...pour qu’on ait vraiment une réforme agraire. Donc les deux côtés pour ce qui est du Brésil ont raison : ceux qui crient à l’échec de la réforme agraire et ceux qui disent que mine de rien on a distribué une France, n’est-ce pas, aux petits... Alors évidemment, sur un continent qui a 8,5 millions de kms2, si vous allez chercher des exemples vertueux ou des exemples négatifs, vous en trouvez autant que vous voulez, là n’est pas la chose...
La chose c’est de reprendre ces débats et de remettre en cause quelques idées que nous avons héritées du siècle passé comme celle que tout ce qui est rural est anachronique, voué au passé et les campagnes ça sert à faire de beaux paysages où les citadins viennent se ressourcer, n’est-ce pas. C’est plus compliqué que ça, c’est plus compliqué que ça !
Maintenant, est-ce qu’on fait des bonnes choses avec de la biomasse ? On en fait chaque jour. Il y a des progrès de la chimie verte, il y a des progrès fantastiques dans l’utilisation du bois... Je pense que on a les éléments, les scientifiques peuvent nous donner beaucoup plus, ce qui manque c’est cette perspective d’ensemble, et ce qui manque c’est peut-être justement un projet ambitieux en matière de recherche. Essayons tout simplement de faire le bilan : où nous en sommes, à quel niveau de cette spirale des connaissances nous nous trouvons par rapport à cet objectif : valorisation au maximum de l’énergie solaire captée à travers la photosynthèse.
Ça commence avec la discussion : est-ce qu’on peut capter plus à travers la photosynthèse, et ça va déboucher sur des solutions qui sont pour le moment des solutions d’avenir comme par exemple la production de la bio-énergie à travers la production de micro-algues en milieu marin...

HK - Mais avec aussi une attention beaucoup plus grande une fois de plus aux paysans... Par exemple vous citez aussi l’exemple des 2 milliards de gens qui dans le monde n’ont pas d’électricité alors que par la biomasse peut-être pourraient-ils l’avoir.

Non pas peut-être : ils peuvent l’avoir ! Je vais vous citer un projet que tout le monde a oublié, y compris ses auteurs. Il y a une trentaine d’années, la FIAT a lancé un projet qui s’appelait Totem et qui consistait à recycler les moteurs déjà usagés des automobiles en tant que source d’énergie stationnaire dans les campagnes fonctionnant sur des huiles végétales. Un peu le retour à l’idée initiale de Diesel, parce que lorsque Diesel a présenté son moteur à l’exposition universelle à Paris, il l’a présenté à partir de l’huile d’arachide. Bon, combien de projets pareils on pourrait aujourd’hui mettre en route ?
Mais toujours dans cette triple perspective : en se rappelant que :
- Les objectifs du développement sont toujours sociaux et éthiques,
- Qu’il y a une conditionnalité environnementale qu’on n’a pas le droit de négliger
- et que pour que les choses se fassent il faut leur donner un viabilité économique. La viabilité économique n’étant qu’instrumentale, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas essentielle...

28 janvier 2008


(1) les cafés citoyens sont une rencontre mensuelle organisée par les Réseaux citoyens de St-Etienne et le café-lecture Le Remue-Méninges.