Mon site SPIP

Accueil > Groupe de réflexion "travail travail !" > Penser travail/penser le travail

Penser travail/penser le travail

lundi 17 mai 2010, par Florence Dursapt

Suite à la rencontre du 5 mai (voir : 1er rendez-vous : “le travail en questions”), un programme de travail autour du travail est en train de se mettre en place. Le prochain rendez-vous est le mercredi 9 juin à 19h30, au Remue-Méninges, autour du spectacle “Entraves Ailleurs” : lecture publique de textes sur le travail écrits en ateliers d’écriture, par la compagnie “Anaphores” (voir)
Ci-dessous, voici l’introduction faite par Florence Dursapt, professeure de philosophie et syndicaliste, lors de la discussion du 5 mai...

Le travail nous y pensons tout le temps, soit parce que nombreux sont ceux qui en cherchent pour gagner leur vie ou parce que les conditions de travail sont devenues insupportables dans de nombreux secteurs. Le travail repose de plus en plus aussi sur l’individu désolidarisé du collectif de travail et qui doit penser tout le temps à l’organisation de sa journée de travail. Et bien sûr, parce que c’est dans les discours du gouvernement et de la droite « Travailler plus pour gagner plus » : étrange formule qui à la fois prétend rétablir la valeur travail et en même temps réduit le travail à une « valeur d’échange », sans cesse dévaluée sur le marché.
D’un autre côté, si nous pensons continuellement « travail », nous peinons à penser « le travail ».

Et cela, pas seulement parce qu’il faudrait du temps pour y réfléchir, un temps arraché au travail (loisir, « otium ») mais parce que nous avons du mal à reconnaître ce que nous pouvons définir encore par travail, derrière les multiples représentations qui s’empilent et les désignations contradictoires.
Ne nous annonçait t-on pas, il n’y a pas si longtemps, la fin d’une société du travail (années 80), alors qu’on nous annonce désormais qu’il faut travailler plus longtemps. Ne nous dit-on pas qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde et en même temps que celui qui ne travaille pas est un profiteur et un asocial ?
Lorsqu’on pense travail on pense encore prioritairement à l’emploi salarié, alors rappelons ce que c’est : notre force de travail qu’on loue ou vend à son employeur. Bien sûr, on pense aussi à son métier quand on en a un mais force est de constater que la typologie de ceux-ci est elle aussi en train d’exploser, il devient de plus en plus difficile de dire « il me reste l’amour de mon métier » !
On pense encore moins au travail comme à une activité épanouissante à travers laquelle nous réalisons nos propres fins et dont le paradigme serait l’activité artistique.
Le travail apparaît une notion ambivalente : à la fois vécu comme contraignant, ce dont on cherche à se libérer, temps où on perd sa vie à la gagner ou au contraire valeur centrale de nos existences, activité qui recouvre toutes les autres et les développe, qui permet de s’intégrer à la société et de tisser des échanges, force d’émancipation et de progrès social, moteur de l’histoire et producteur des œuvres humaines.

Il serait peut-être bon d’avoir quelques repères pour clarifier les choses
Je ne prétends pas à une présentation très rigoureuse ni faire œuvre définitive, je vous donne quelques éléments d’histoire de la philosophie qui peuvent y contribuer.
Le travail n’a pas toujours été reconnu comme une valeur, au contraire il a longtemps incité au mépris. On connaît l’étymologie latine de la notion de travail : « tripalium » (instrument de torture du bourreau), la condamnation attachée au travail par la théologie chrétienne « tu travailleras à la sueur de ton front ».
Dans le monde antique, il exprime un rapport de subordination à la nature, à l’objet qu’on fabrique, au maître.
Ce sont les esclaves qui travaillent, cette activité est incompatible avec l’exercice de la citoyenneté (politique) qui demande d’être libéré de ces relations de subordination à la nécessité (le besoin).
Dans l’antiquité grecque, on ne reconnaît pas une notion abstraite du travail (le travail) mais des tâches qui vont incomber aux individus selon leurs dispositions naturelles. Dans la Kallipolis, la République de Platon, la Cité est divisée en trois classes hiérarchisées : les magistrats, les gardiens, les artisans ou ouvriers, répartis selon les aptitudes naturelles.

Dans les sociétés d’ordres, de statuts, le travail ne peut être considéré comme une valeur centrale de l’organisation sociale. C’est à partir du 17ème et du 18ème siècle que on commence à concevoir le travail comme moteur universel du progrès des civilisations et des échanges (les lumières), comme réalisation de l’homme et comme mesure universelle des valeurs entre des marchandises, ce qui sera la base des théories de l’économie politique (notamment anglaise).
Pour Locke (1632,1704) Traité du gouvernement Civil, par le travail le droit naturel à disposer de sa propre personne s’étend aux choses auxquelles on imprime notre marque et dont on peut alors légitimement devenir propriétaire. Le travail arrache les choses à l’Etat naturel qui appartient à tous et fonde la propriété individuelle. Et ce droit naturel doit s’étendre le plus loin possible...
La seule réserve apportée par Locke est qu’il faudrait veiller à ce que chacun dispose d’un minimum pour pouvoir survivre, travailler et entreprendre. Proudhon fera on le sait une critique féroce de ce droit naturel à être propriétaire. L’héritage, la concentration des patrimoines, l’exploitation d’autres travailleurs qui sont obligés de vendre leur force de travail sont-ils aussi des droits naturels ?
Avec la révolution industrielle, le travail est une valeur d’échange source légitime de toute richesse. Ricardo - Principes de l’économie politique et de l’impôt : L’enrichissement d’une société est laissée à l’initiative des individus qui cherchent leurs intérêts de façon « rationnelle » (il y a même la « main invisible » qui opère les régulations du marché). Smith dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations établit que les marchandises (les choses transformées par le travail) ne peuvent être échangées selon leur valeur que par estimation « de la quantité de travail fournie ».
Marx fera une critique de l’économie politique, c’est pour lui un mouvement de retour à une condition oubliée, à savoir que la source des marchandises, c’est le travail et le travailleur.
Le travail concret de l’ouvrier est oublié dans l’abstraction qu’opère le capitalisme : pour pouvoir comparer deux marchandises, il faut une commune mesure : le temps de travail en moyenne de la fabrication de la marchandise. Le travail est dépersonnalisé. Dans la société capitaliste le travail devient lui-même une marchandise dont on calcule le coût, le salaire est une partie du capital établie à l’avance, que l’ouvrier obtient en échange de sa force de travail. Et surtout, pourquoi le prolétaire a-t-il besoin de vendre sa force de travail ? On entre ici dans l’histoire des sociétés modernes, qui est celle de « l’accumulation primitive du capital » par une classe particulière ».
L’histoire des sociétés est directement associée à la division du travail qui a un effet contradictoire, d’un côté elle a obligé les hommes à échanger mais elle a instauré aussi la concurrence, la propriété privée.
L’exploitation du travail à l’époque moderne consiste en ce que le prolétaire vend entièrement sa force de travail et n’en obtient que « la reproduction de cette force de travail », alors que cette dernière produit du profit qui ira au capitaliste.
Face à cette définition de l’exploitation du travail, du travail aliéné, il y a une autre définition du travail chez Marx : c’est la réalisation de l’homme qui se réalise comme « espèce générique. L’homme ne se crée pas seulement d’une façon intellectuelle, par sa conscience, mais activement. Dans le travail, il réalise son propre but. Là Marx est héritier de Hegel pour qui le travail n’est pas qu’une subordination à l’objet et au maître mais une reconnaissance de soi qui va d’une simple certitude intime à une vérité objective. C’est la confrontation à l’obstacle des choses, des autres aussi et de leurs désirs (on ne travaille pas que pour survivre ) qui nous permet de développer notre conscience. La valeur du travail ne saurait être réduite à un moyen de suivie ou à sa valeur d’échange des marchandises sur le marché. Le programme de Gotha indique que dans la société communiste « Chacun pourrait faire selon ces capacités puis selon ses besoins. Le travail pourrait alors être décidé par une communauté de « travailleurs associés ». Il est réalisation de soi, en même temps que « pour autrui », « propriété active » non le seul moyen de survivre.

Cette présentation permet de distinguer deux approches sur la place du travail, autour de la question :  le travail doit-il être central (dans l’organisation d’une société) ou non ? 
Si nous voyons le travail comme activité répétitive de la satisfaction des besoins, affectée tout entière à la survie et à laquelle l’homme est encore subordonné, peut-être pouvons nous penser que le développement de la technique pourrait limiter la part du travail dans notre vie, ou alors qu’un frein apporté à la croissance pourrait libérer du temps pour d’autres activités et un autre rapport aux besoins, avec la production de nouveaux types de biens (culturels, sociaux qui impliqueraient moins de subordination et plus de partage !). Quelles solutions alors pour sortir du travail et développer d’autres sortes d’activités notamment l’action politique, la citoyenneté, pour assurer des revenus d’existence hors du travail ? H. Arendt (dans Condition de l’homme moderne - 1958) pensait que l’on peut distinguer la « vie active »(vita activa) en trois activités : le travail lié à la vie, au processus biologique de son renouvellement, l’œuvre (l’art) grâce à laquelle l’homme construit un monde d’objets artificiels durables qui lui permettent d’ « habiter » le monde et l’action : activité où l’homme n’est plus en relation avec la nature et les objets mais avec les autres hommes. L’homme actuel ne sait pas vivre dans ses œuvres, les habiter, les contempler. H. Arendt dénonce une société de travailleurs qui ne fait que consommer ses œuvres au lieu de les habiter.
Elle craignait l’avènement d’une société où la technique soumise à un mode de production sans fin conduira un jour avec le développement du machinisme, de la mécanisation, à une société non sans travail mais de travailleurs sans travail, incapables de jouir de leurs œuvres.

Si nous voyons le travail, comme le définit Marx, comme l’activité la plus générique, (qui réalise l’homme) qui nous libère de la subordination au besoin, nous permet de projeter comme activité consciente nos buts et la principale force de transformation des sociétés par les échanges, on ne doit pas appeler de nos vœux la fin du travail, et la question reste encore celle de notre dépendance à une société d’échanges dominée par « des particuliers » qui s’accaparent le Capital. C’est encore celle d’une lutte pour les droits des travailleurs (temps de travail, sécurisation des parcours professionnels) ou celle d’une lutte politique pour l’abolition de la propriété privée des moyens de production.
Pour ma part, j’estime qu’au delà de ce débat entre deux orientations qui ne date d’ailleurs pas d’hier et qui n’a pourtant pas perdu de son actualité et de l’intérêt qu’il y a à réfléchir à ce que nous entendons par une activité créant du lien social, de la citoyenneté et des biens sociaux ou individuels autre que des marchandises (est-ce une utopie ?), il est de la responsabilité des associations « citoyennes » de faire connaître et faire connaître la réalité sociale du monde du travail. La pensée d’H. Arrendt a des nostalgies antiquisantes qui peuvent sembler déconnectées de l’histoire sociale, Marx peut sembler proposer des concepts insuffisants pour analyser le déclin des sociétés capitalistes d’un capitalisme industriel vers un capitalisme financier où le travail n’a plus même de valeur.

Mes sources sont le site http://voila-le-travail.fr et un ouvrage très récent : “le nouvel âge du travail”, de Pierre Boisard sociologue au CNRS

Le travail comme emploi reste une valeur pour les français, ils y sont attachés aussi à cause de la peur du chômage. Cependant un tiers seulement pensent que c’est un moyen de gagner sa vie, ce qui doit nous interroger sur ce que de plus en plus de nos concitoyens cherchent comme alternatives à l’emploi pour « gagner leurs vies » !
Ce qui apparaît aussi dans les enquêtes sociologiques, c’est qu’il y a un fort attachement au travail comme activité INTEGRATRICE .
Il y a en effet un gros doute chez nos concitoyens sur la capacité de la société à proposer des alternatives en terme d’activité autre que le travail pouvant créer du lien social. Cela aussi c’est à interroger.
Il serait bien hâtif de prétendre que nous sommes sortis d’une société du travail mais il y a cependant un décalage de plus en plus criant entre le discours sur le travail hérité du 19éme siècle et la réalité du travail au 21ème siècle, ce qui ne veut pas dire qu’il y aurait une « discontinuité historique » : quand on se bat contre les nouveaux contrats précaires, on se rattache aussi à la tradition des luttes et à l’histoire. Le contrat de première embauche en remettant en cause le CDI était une remise en cause du droit et des acquis de tous les travailleurs.
Il est cependant indispensable de considérer les nouvelles formes que prend le travail dans la société et quelles sont ces nouvelles réalités qui expliquent aussi les difficultés à organiser des ripostes : développement de la précarité (chiffré à 20 %) et nouvelles formes de contrats de travail, éclatement du salariat et la flexibilité des parcours professionnels, généralisation du travail des femmes, des emplois de services, omniprésence de l’ordinateur et des techniques de management dans l’organisation du travail, éclatement du cadre collectif du travail, responsabilisation de l’individu auquel on demande des compétences de plus en plus éclatées (adaptation, initiative, sens de la communication).
Difficile par exemple de reconnaître la figure du salarié dans « l’intermittent » qui n’est pas attaché à une entreprise.
Difficile de faire admettre la qualification « des emplois à la personne » ou même de certains nouveaux métiers de communication, sociaux -culturels, qui demandent une autonomie difficilement évaluable, et une action par « projets.
La pénibilité de certains métiers n’est pas reconnue parce que cette pénibilité est plus psychique que physique..
C’est à partir de ces nouvelles réalités aussi qu’on pourrait réfléchir à une programmation des cafés citoyens sur ce thème du travail...

Florence Dursapt.