Mon site SPIP

Accueil > Changer la gauche ? > Discussion avec Alain Bertho, auteur de "Les enfants du chaos - Essai sur (...)

Réfléchir ensemble à la situation et aux avenirs possibles...

Discussion avec Alain Bertho, auteur de "Les enfants du chaos - Essai sur le temps des martyrs"

ce jeudi 21 avril, de 18h à 20h30, amphi EO1 de l’Université de St-Etienne (campus de Tréfilerie)

jeudi 21 avril 2016, par Roger Dubien

L’amphi EO1 est à l’angle de la Grande-Rue (rue du 11 novembre) et de la rue Richard (rue du Consulat d’Algérie).

5 mois après les tueries de Paris, Réseaux citoyens - en partenariat avec l’association étudiante OSE - proposent ce moment de réflexion, pour s’aider à comprendre ce qui se passe avec Daech, mais pas seulement : pour parler ensemble de comment sortir de cette période de chaos du monde et de désintégration des Etats et de la politique dans laquelle nous sommes entrés depuis de longues années déjà.

Alain Bertho est anthropologue, professeur à l’Université Paris-8, et directeur de la Maison des sciences de l’homme de Paris Nord. Il était en train d’écrire son livre "Les enfants du chaos - Essai sur le temps des martyrs" en novembre 2015, au moment des attentats de Paris...

Pourquoi la France est-elle touchée à ce point ? Et pourquoi est-elle l’un des premiers pourvoyeurs de combattants de Daech ? Et que faire ?

Nous vivons le temps des émeutes...

En fait cela fait 20 ans déjà qu’Alain Bertho observe les révoltes (qui concernent les jeunes surtout) dans le monde. Et il en conclut que "notre temps est depuis 2000 celui des émeutes", de plus en plus nombreuses, et que cette mondialisation des émeutes accompagne la mondialisation/financiarisation capitaliste qui décrédibilise les gouvernements et provoque l’effondrement des systèmes de représentation politique.

Alain Bertho a regardé de près les émeutes de 2005 : les voitures brûlées dans des centaines de quartiers après la mort à 17 ans et 15 ans de Zyed et Buna brûlés dans un transformateur parce qu’ils cherchaient à échapper à des policiers.
Mais les émeutes de rage après la mort de jeunes au cours d’affrontements avec la police émaillent les années depuis 1981.
En France la police a toujours été mise hors de cause. Et jamais il n’y a eu de réflexion collective ensuite. Fracture. Qu’est devenue la rage de ces jeunes qui ont grandi ? On en retrouve certains dans les tueurs de Daech.
Au lieu d’une réflexion collective, on a eu la montée d’une laïcité falsifiée et punitive, et une confessionnalisation de la question sociale, la figure de l’ouvrier et de la classe ouvrière (qui est pourtant bien là) disparaissant derrière celle de l’immigré puis du musulman.

C’est dans le monde entier que les jeunes se révoltent en émeutes, en réaction à l’autisme des pouvoirs face aux situations réelles des gens.
Alain Bertho a fait les comptes sur l’ensemble de la planète : on en est entre 2000 et 2500 émeutes par an, sur des tas de questions. Les printemps arabes eux-mêmes, notamment en Tunisie et en Egypte où les régimes ont été balayés, participent de "l’installation mondiale et officielle d’un divorce entre les peuples et les pouvoirs, quelle que soit la nature des Etats".

... et de la disparition de la politique

Révoltes, mais disparition de la politique, au fur et à mesure de la transformation du rôle des Etats dans la mondialisation... Alors que "durant deux siècles, notre modernité avait fait du pouvoir d’Etat le moyen des transformations et bientôt le but suprême de toute politique".
C’est que la mondialisation capitaliste détruit l’espace de la politique, et détruit les Etats. Les Etats sont maintenant totalement liés aux circuits financiers. A cette dépendance, à la corruption, à l’usage permanent du mensonge, à la mise en spectacle de "la politique", répondent des explosions de rage, le plus souvent sans résultats, sinon une délégitimation croissante du pouvoir et la décrédibilisation de toute possibilité d’Etat et de toute nécessité de bien commun et d’esprit public. C’est alors la possibilité même d’un "bon gouvernement" qui est mise en cause, sauf quelques exceptions temporaires.
Et ces pouvoirs qui n’ont plus de légitimité s’en trouvent une : la légitimité sécuritaire. Ils imposent leur politique au nom de la dette, au nom de l’insécurité au plan intérieur, au nom du terrorisme désigné ennemi mondial depuis 2001... "Les Etats les plus puissants nourrissent leur légitimité du chaos qu’ils ont eux-mêmes contribué à produire", et accentuent le chaos... au point qu’aujourd’hui des zones du globe échappent maintenant à toute gestion étatique.
Cette mondialisation capitaliste s’est faite sur les ruines du communisme - enfin de ses formes existantes. Mais le vide vient aussi de ce que l’hypothèse révolutionnaire elle-même s’est (pour un temps indéfini) effondrée. Puisque "l’effondrement est (aussi) celui de l’idée (car) on ne peut pas séparer l’idée du désastre matériel" ainsi que l’écrivait Antoine Vitez en 1990 déjà.

La jeunesse en première ligne

Pour prendre les coups, la jeunesse est en première ligne, et elle est réprimée dans l’indifférence. Où pourrait-elle puiser une confiance dans l’avenir et dans les adultes ?
Elle est une génération "posthistorique", au sens où la vie des générations précédentes s’inscrivait dans un sens historique : espoir de la révolution et du progrès social, confiance dans le progrès scientifique...
Aujourd’hui, plus d’espoir collectif de révolution ou de progrès social [voir aujourd’hui la "Loi Travail" !...], peu d’espoir de réussite individuelle, et le compte à rebours de la planète qui est engagé... Et en plus : l’arrogance des pouvoirs, et leurs seules réponses marchandes et disciplinaires.
Alors les explosions. Entre 2001 et 2014 : Alain Bertho recense "411 émeutes où des jeunes meurent de ne pas avoir respecté assez de distance avec la police"... Et, dans le monde, pas que les jeunes "des quartiers" : souvent les jeunes lycéens et étudiants (notamment contre les hausses des droits d’inscription).
Et quasiment toujours impunité. Et traumatismes profonds...

Ces révoltes "ne débouchent pas sur une institutionnalisation de l’élan et la mise en place d’un Etat pour tous", même quand les émeutes gagnent (Tunisie, Egypte, Sénégal...).
Il existe quelques cas où "la porte du possible et de l’avenir" est entre-ouverte pour un temps. Alain Bertho parle du "printemps érable" du Québec (où les étudiants ont fait battre le gouvernement... mais son remplaçant a ensuite lui-même augmenté les droits...) du Sénégal (collectif "y’en a marre"), des Indignés espagnols ("Démocracia real Ya !" mais au final, la conclusion que "leurs urnes sont trop petites pour nos rêves"), des ZAD en France, de Syrisa en Grèce, de Podemos en Espagne... mais "dans bien des cas, les réponses au désespoir et à l’exigence d’éthique et d’efficacité prennent d’autres formes, notamment religieuses et extrémistes".

Un terreau pour Daech

Pourquoi la France est-elle frappée par des attentats sur son sol, et pourquoi est-elle l’un des premiers pourvoyeurs de candidats au martyre avec Daech (parmi les 82 nationalités présentes en Syrie et en Irak) ? Parce que la France participe à la production du chaos mondial. Et à cause des "fractures" de la société française elle-même.
C’est comme ça que se forme la force d’attraction des "djihadistes" (1), de Daech. Il ne s’agit pas d’"une simple radicalisation venue de l’intérieur de l’islam. Ce succès planétaire d’une idéologie de guerre et de martyre s’enracine dans le refus radical d’une certaine mondialisation et dans l’expérience de l’échec des grandes mobilisations, d’une décennie d’émeutes sans effet".

Alain Bertho montre comment la mise en spectacle du monde par les pouvoirs et les médias décrédibilise toute parole publique. De même l’invocation de l’autorité pour imposer des savoirs, alors qu’un savoir disciplinaire perd sa légitimité rationnelle et devient suspect. L’idée se répand que le mensonge est partout, que "la vérité est ailleurs". Fortune des sites complotistes et négationnistes, liés à l’extrême droite. Soral-Dieudonné par exemple, mais pas que. "Le complotisme contemporain est le fond de commerce d’une mouvance politique qui s’identifie comme "dissidente" ou "antisystème"."
Et puis maintenant, "Dieu est en ligne", des jeunes vont "chercher les clés du monde sur Internet". Et ils trouvent "le djihad, une vérité en ligne, une vérité révélée, une vérité révoltée contre les institutions mêmes de l’Islam. Et, avec la création de Daech une vérité (devenue) opératoire". La société du spectacle a fait naître son contre-spectacle.
"Des quêtes individuelles du sens de la vie et du monde rencontrent l’offre politique qu’est le djihad" qui capte "des enfants perdus du chaos provoqué par une mondialisation dévastatrice".

Inventer une nouvelle radicalité...

Alain Bertho demande qu’on prenne la mesure du champ de ruines que signifie l’effondrement du communisme (quoi qu’on pense de ce que furent ces régimes). Un désarroi profond dont témoigne le livre "la fin de l’homme rouge", de la prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch.
Car "la fin réelle du communisme n’est ni l’avènement de la liberté ni celui de la justice... Le capitalisme mondial triomphe sur les ruines des utopies. L’effondrement du communisme et la mondialisation financière ont mis à mort dans le même mouvement l’espoir de liberté et l’espoir de justice (...) La conclusion historique n’en finit pas d’être désastreuse autant qu’obscure".
C’est dur de faire ce deuil historique, mais ce qui est clos est bien clos : "le monde de chair, de sang, d’espérances et de rages a tourné la page dans l’indifférence ou la douleur."

La fin de "l’hypothèse révolutionnaire", ça signifie qu’une représentation de l’action collective, de la société, de l’histoire, de la révolution est close. La conception moderne de la politique (le mythe de la fusion possible du peuple et de l’Etat, même au moyen de dispositifs de représentation politique, la question du pouvoir posée dans toute mobilisation politique), est finie. Même dans les quelques émeutes qui gagnent, la question de l’Etat reste extérieure à la mobilisation, et la mobilisation reste hors de l’Etat.
La pensée de l’avenir a disparu. Mauvais temps donc pour la jeunesse. On est dans un présent qui dure. Avant, on pouvait identifier un sujet historique : la classe, et/ou le parti. Maintenant c’est illisible et c’est la confusion (cf les "bonnets rouges")...
"Le recul des cosmogonies politiques favorise un retour du religieux", prévenait Vitez, puisqu’on a tous besoin de "donner un sens aux bouleversements du monde".

"Aujourd’hui toutes les critiques radicales de l’ordre mondial existant piétinent de rage sur la clôture de l’hypothèse révolutionnaire."
Alors que faire ? Alain Bertho met en cause la catégorie de "radicalisation" qui permet aux gouvernements de qualifier de terroriste toute action sortant de la légalité du moment.
On a besoin d’une critique radicale du présent et de la recherche collective de possibles ! Et des formes de radicalité existent : dans l’art, la recherche, les formes politiques (Marcos et le "commander en obéissant"...), dans des expériences de territoires (ZAD, Mexique, Marc, Tunisie, Guadeloupe, Patagonie, Val de Suza en Italie, en Chine...), dans des pratiques (centre social de Barcelone...). Et puis il y a des tentatives de formes d’organisation (Podemos ?), mais le chaos est là : géopolitique, politique, culturel....

... Et construire un nouveau récit

Chaos du monde et chaos individuel... Daech n’est pas étranger à notre monde. "La France participe à la production du chaos mondial. c’est pourquoi le djihad y trouve un terrain favorable". Car "le djihad a une vraie proposition politique : la conversion de soi, la fin de l’histoire, et le martyre comme libération (...) c’est une réponse inscrite dans l’absence d’avenir et d’espoir."
Alors, il faudrait régler des problèmes ! Par exemple : Palestine !
Et puis on a besoin de politique comme puissance subjective, pour ouvrir des chemins vers l’avenir, et construire un destin commun.
"sans politique, la représentation est spectacle. Et alors, "leurs urnes sont trop petites pour nos rêves".
Cette politique, elle n’est jamais sage. Elle "ne peut vivre que dans le dissensus et l’affrontement des possibles."

Notre tâche est de fonder une radicalité contemporaine. Cette radicalité doit s’incarner dans des situations concrètes, opérer une critique en actes des enjeux de notre époque :
la financiarisation du monde
la corruption des gouvernements
les logiques de profits
la spoliation des richesses
le saccage de la planète
la mise en spectacle du pouvoir...

Il ne s’agit "pas seulement de s’indigner, nous devons identifier les possibles, et donner un sens et une subjectivité communs à ces résistances multiples."
Resymboliser le destin de l’humanité. Incarner des espérances. Donner confiance dans un nouveau récit.





Inventer une nouvelle radicalité... Photos des actions des jeunes à St-Etienne contre la "loi travail" lors des manifestations du 31 mars ("loi travail-outil du capital" et construction d’un "mur du dialogue social" devant la préfecture) et 9 avril (dénonciation des banques au lendemain des Panama papers, et d’un gouvernement soumis à la finance)...

Roger Dubien.

(1)

Georges Corm : Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration

L’historien et économiste libanais Georges Corm pense que cette appellation de "jihad" (répandue partout maintenant en Occident) pour les crimes d’Al Qaïda ou de Daech est une aberration :
"Il faut commencer par rappeler que les phénomènes terroristes qui adoptent des slogans dits islamiques frappent d’abord et bien plus intensément et de façon continue depuis des décennies les pays arabes et d’autres pays musulmans. Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration, car lorsque des musulmans tuent de façon indiscriminée d’autres musulmans on ne peut qualifier cette barbarie de jihad.
Lorsque les opérations ont lieu en Europe, en l’absence de déclaration de guerre par une autorité
étatique établie et légitime, des actes hostiles et violents à l’initiative d’individus déviants ou illuminés ne sont que des actes destinés à semer le trouble et à créer artificiellement des situations de conflits, de haine ou de guerres sous le slogan de “guerres de civilisations” ou de “religion”.
Le jihad a d’ailleurs deux significations : l’une morale qui équivaut à la perfection de soi, la signification de ce mot signifiant “effort” ; l’autre défensive pour arrêter un envahisseur ou un occupant. En tous cas, le terrorisme d’organisations meurtrières se réclamant de l’Islam ne peut trouver aucune justification dans le droit traditionnel musulman lui-même (la sharia). Lorsqu’il s’exerce à l’encontre d’autres musulmans il vise à créer des situations de guerres civiles à l’intérieur même de la “communauté des croyants” et à ce titre il est condamnable du point de vue du droit musulman classique.
Il faut ensuite pour comprendre cette multiplication aberrante d’un terrorisme se réclamant de la religion musulmane rappeler la politique délibérée des Etats-Unis d’instrumentaliser la religion comme arme de destruction massive dans le cadre de la guerre froide. Il s’agissait alors pour eux de faire reculer l’influence idéologique, politique et militaire de l’URSS dans le monde arabe et ailleurs dans le monde musulman, présence qui s’était considérablement développée au cours des années
1950-1970."

Lire à http://www.georgescorm.com

_
Le livre d’Alain Bertho est disponible à la Librairie Lune et l’Autre, 19 rue Pierre Bérard, à Saint-Etienne. tel 04 77 325 849 - lune-et-l-autre@hotmail.fr. Il coûte 13 euros. Il sera disponible lors de la rencontre...

Ecouter aussi cette interview d’Alain Bertho à Là-Bas Si J’Y Suis