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Entretien d’embauche

dimanche 26 novembre 2006, par Mohamed Chouieb

" Enfin une réponse positive ! Enfin quelqu’un qui s’intéresse à mes compétences ! " se dit-il .
Et il avait raison de le dire. Bientôt quatre ans qu’il a terminé ses études, un bac + 5, mastère dirait-on maintenant, en poche, obtenu haut la main, mention bien, véritable passeport pour l’emploi, carrière, responsabilité, respectabilité , un exemple pour son quartier, pensait-il.
C’est vrai qu’au début, l’emploi était arrivé très vite, dès le mois de juillet, il obtint une mission par le biais d’une agence de travail temporaire : préparateur de commandes dans un entrepôt industriel. Deux mois à la clé afin de palier à l’absence du personnel en congés. Il ne faisait aucun doute qu’il était né sous une bonne étoile et que le ciel y avait mis un peu du sien pour lui faciliter les choses, sans doute parce qu’il a toujours écouté et respecté les conseils de ses parents : sois sage, étudie, ne dévie pas, il n’y a que le travail et l’honnêteté qui comptent, c’est la seule clé de réussite. Ce fut vraiment une année pleine : bac + 5 avec mention bien et une emploi tout de suite après.
D’accord, ce boulot n’était pas vraiment dans sa spécialité ni au niveau de sa formation et de ses capacités mais il fallait pas faire la fine bouche, ce n’était qu’un job d’été. Pour se renflouer un peu et se payer quelques jours de vacances au mois de septembre, ce qui était tout aussi bien, moins de monde sur la côte et Dieu sait ce qu’il pouvait faire beau durant le mois de septembre !
Les affaires sérieuses commenceront en octobre. Là, il se mettra à la recherche de son emploi définitif, le vrai emploi, conforme à son bac+ 5 gestion, option finances, mention bien. Il se verrait bien chef de produit, junior, pour débuter, se faire la main, dans un établissement bancaire. Ou plutôt, chargé des finances junior dans un établissement industriel ou commercial, ou dans l’administration...
Il avait le vent en poupe, c’est sûr. Il n’avait aucun doute quant à sa réussite professionnelle même si la blessure contractée pendant sa recherche de stage pendant ses études ne s’est pas tout à fait refermée. Tous ses camarades d’origine européenne avaient dégagé des pistes de stages au bout de trois semaines de recherche. Il n’en fut pas exactement de même pour lui et son ami Abdel. C’est vrai que pour les autres, les parents s’étaient mis de la partie afin de les aider dans leurs recherches, faisant actionner les réseaux de leurs connaissances et de leurs collègues.
Pour eux, les parents ne pouvaient être d’un grand secours, ouvriers smicards qu’ils étaient ! Mais ça n’expliquait pas tout.
Et à quelques jours seulement de la fin des délais impartis, ils n’avaient encore rien trouvé. Les tonnes de lettres envoyées, les C.V. couleur, photo souriante à l’appui, et les lettres de motivations inspirées n’ont suscité que quelques refus polis, une réponse pour sept lettres, avait-il calculé. Un beau score quand même lui dira sa sœur Zohra qui sait de quoi elle parle, elle qui, avec son BTS assistante de gestion, n’en finit pas d’écrire avec un taux de retours - négatifs, bien sûr - de un pour vingt. Seulement. Mais que voulez-vous ? un responsable est un être humain comme vous et moi, parfois sans savoir-être, tout comme le premier mal-élevé venu et qui ne connaît même pas le dicton bien français qui dit que " toute lettre mérite réponse ". Et puis, quand on est responsable, on a autre chose à faire que de répondre à des lettres de demandeurs d’emploi ou de stagiaires !

Avant la limite fatidique, ils se rabattirent tous les deux sur ce qu’ils connaissent le mieux, le centre social de leurs quartiers respectifs. Mis au courant de leurs difficultés et habitué à cela depuis des lustres, le responsable des études cautionna leurs lieux de stage même si Centre Social Le Kaléidoscope et Centre Social Diversité et Mixité faisaient plutôt désordre au milieu de La Maréchale de Crédit et de Banque, Stratoria Internationale, Grands Distributeurs Réunis, Gaz Electricité Pétrole Europe ou La Française des Energies du Futur.
Tant pis, pour donner quand même un peu de couleur à la promo et aussi des gages à la République, surtout que les deux gars n’étaient pas sots, on accepta ces lieux de stage. Et puis, l’université commençait à être sérieusement agacée par ces obstacles que le monde économique, l’administration, la société, s’ingéniaient à ériger devant certains de leurs étudiants, toujours les mêmes, les mêmes adresses, les mêmes origines, les mêmes prénoms, les mêmes patronymes !
Ils effectuèrent leurs périodes avec un sérieux et un engagement que seule leur rage de prendre une revanche sur la bêtise pouvait expliquer. Tous les comptes des deux centres furent passées au crible, toutes les procédures de gestions furent dépoussiérées, revivifiées, que dis-je ? révolutionnées ! Les financeurs étaient cloués par la perfection des dossiers qui leur furent soumis et les politiques époustouflés par la pertinence des remarques soulevées et la clarté des pistes défrichées ! le jury d’examen n’en revenait pas ! De la belle ouvrage de la part de jeunes assurément prometteurs !
Finalement, tout est bien qui finit bien pensa-t-il, ce n’était qu’un petit accroc qui ne remettait en rien en cause la belles devise que celle de son pays : " Liberté, Egalité, Fraternité ". Même si, au fond de lui, un petit voile de brume persistait.

Mais le diplôme en poche, il se sentait prêt à tout dévorer. En avant pour la vraie vie !
Il ne croyait pas si bien dire, la vraie vie l’attendait, les bras ouverts, prête à le saisir, le palper, le malaxer, le triturer, le malmener, histoire de tester ses capacités, de voir ce qu’il a vraiment dans le ventre, vérifier jusqu’au fin fond de l’âme de son humanité et, par là, de sa francité.
Le premier réflexe, ce fut de solliciter ses camarades de promotion qui étaient déjà casés pour un petit coup de main. Ce ne fut pas très efficace, plombé qu’il était par la nature de son lieu de stage, à mille lieues des noms prestigieux sur lesquels son regard s’attardait. Mais aussi, par ses propres camarades qui voyaient d’un mauvais œil l’intrusion d’un concurrent dont ils connaissaient parfaitement les capacités.
Tant pis ! il s’orienta vers Lagence où, rapidement, on lui confectionna un dossier, on lui colla un matricule et on lui désigna un interlocuteur approprié. En quelques minutes il devint le demandeur d’emploi numéro untel, sept chiffres suivis d’une lettre. Pour les prochaines fois, il n’aura même pas à décliner son identité, le matricule suffit, tout est dedans, normalisé, codé, vérifié, certifié, informatisé. Tout, sexe, âge, situation familiale, formation, expérience professionnelle, groupe sanguin, échantillon d’ADN, lubies, phobies, handicap, permis de conduire, véhicule personnel, nationalité, origine des parents, antécédents personnels et familiaux, secteurs d’activité recherchés, prétentions salariales, mobilité géographique... tout le concernant était disponible sous le petit ventre de la petite souris.
En contrepartie, il bénéficiait de tous les services et commodités de Lagence : offres d’emploi sur papier ou sur écran, conseils de conseillers, ateliers spécialisés pour la rédaction de lettres de motivation, modules de formation afin de mieux accepter son futur statut de D.E.P.(demandeur d’emploi professionnel).
Parmi les différents modules, il y en avait un qui l’avait particulièrement intéressé, c’était celui intitulé "initiation à la graphologie". Module hautement important s’il en fût, à l’usage de ceux qui ne veulent pas se faire piéger par des responsables du personnel zélés. D’ailleurs Kamel reconnaît qu’il lui fut d’une très grande utilité, même sur le plan de sa vie personnelle. Ainsi, c’est par la graphologie qu’il comprit que son amie ne sera jamais la femme de sa vie. Elle avait une écriture trop pointue, signe d’un caractère acrimonieux et dominateur, même si elle l’avait toujours bien caché, mais la graphologie l’a démasquée.
Il apprit que lorsqu’on rédigeait une lettre de motivation, il fallait éviter certains pièges de l’écriture : penchée vers l’arrière, elle dénotait le caractère extraverti de la personne, penchée vers l’avant, le caractère intraverti (ce qui n’était guère mieux), ronde = mollesse, plate = trop consensuel, faiblesse de la personnalité, déliée = absence de rigueur, trop de fantaisie ...etc. En fait, si on regarde bien, l’examen graphologique d’une lettre de motivation ne montre que les défauts du candidat rédacteur. Apparemment, les qualités, tout le monde s’en fout ! la grosse entreprise, celle qui donne le la pour toutes les pratiques, est trop occupée à traquer les personnes à risque pour s’attarder sur le potentiel des candidats. Certaines grandes écoles de l’Hexagone dispensent même à leurs étudiants des cours leur permettant de reconnaître les populations à risque !
Et c’est dommage car le risque fait partie des paris sur l’avenir et c’est cela qui fait avancer l’humanité. La machine à vapeur fut certainement un risque à l’époque de la traction animale.

A force de vouloir éviter les pièges graphologiques, redresser ici, allonger par là, raccourcir par là, tasser ici, délier là, le DEP en devenir qu’il était, en perdit presque la maîtrise de l’écriture.
Alors que restait encore à revoir la grammaire, la syntaxe, l’orthographe, la formule de politesse, pièges redoutables qui ont englouti corps et biens nombre d’imprudents postulants.
Il faut dire aussi que la particularité de ce pays réside dans une pratique de recrutement plutôt déroutante et qui consiste à évaluer les capacités professionnelles d’un ingénieur au moyen d’une rédaction française ! Comme si dans chaque ingénieur devait sommeiller un petit Victor Hugo !
Au bout de trois semaines de formation DEP poussée, affûté par Lagence, averti, formé, formaté, Kamel se lança dans la rédaction et les envois tous azimuts de lettres de motivation accompagnées de CV d’une esthétique irréprochable, prenant bien le soin de rédiger les adresses d’une manière impeccable et allant jusqu’à choisir le timbre afin que son dessin soit en harmonie avec l’activité de l’entreprise sollicitée.
A début, le taux de réponses fut assez appréciable, encore plus élevé que pour ses demandes de stage : 1 sur 5 au lieu de 1 sur 7 ! Même si tous les retours étaient négatifs, cela, ajouté au ton poli et parfois sympathique de certains, ne le déprima pas trop.
Il maintint le rythme durant un trimestre et s’accorda une pause pour les fêtes, se promettant de repartir de plus belle dès la nouvelle année.
Malheureusement, la nouvelle année démarra sous de mauvais hospices : chute du CAC 40, baisse de la consommation durant les fêtes (moins 1,8 % par rapport à la même période de l’année précédente), mauvais indices de l’économie américaine, délocalisations vers l’Est, menaces barbares sur l’Occident civilisé, baisse des températures ce qui a entraîné une recrudescence du port du foulard et un net allongement des barbes au cœur même de la France. Visiblement, les entreprises n’étaient pas d’humeur à badiner. Pas découragé pour un sou, Kamel pensa même à utiliser cette conjoncture pour aller de l’avant, changeant le ton de ses lettres, utilisant plus de mails, vantant d’une manière décidée ses capacités à redresser des situations compromises, usant de persuasion et même de prétention tel qu’il l’a vu faire par ses camarades d’université les mieux nantis par la vie. Hélas ! rien n’y fit. Pis ! le taux de réponses chuta d’une manière catastrophique : 1 sur 13. Peut-être trop arrogant dans ses lettres, trop sûr de lui...
A un moment, il abandonna la forme épistolaire pour l’appel direct, au portable et, au début, il eut un certain succès : des personnes affables au bout du fil, intéressées, ouvertes jusqu’à l’énoncé du nom. Cet épisode fit plus de dégâts sur son moral que mille lettres restées sans suite.
Pour ne pas tomber dans l’A.S.O. (assistance sociale organisée), il se tourna vers la police dont il réussit l’écrit du concours d’aspirant détective spécialisé dans les délits financiers. Il fut, hélas ! disqualifié par l’enquête sur la moralité familiale. Il faut dire que son frère aîné avait fait les quatre cents coups dans sa jeunesse. Et a eu le temps, avant de se calmer et se caser vers la trentaine, de se faire confectionner un casier judiciaire lourd comme une plaque d’égout et dont l’administration s’est servie pour ériger un cordon sanitaire autour de l’ensemble de la famille.

Il tenta même d’aller travailler dans le pays de ses ancêtres puisque son propre pays ne voulait pas de lui. Mais là aussi, ça ne marcha pas . Ce n’est pas que les responsables du pays de ses ancêtres aussi ne voulaient pas de lui. Pas du tout ! Mais il ne remplissait aucune des 7 conditions nécessaires pour y travailler : maîtrise de la langue nationale, connaissance des constantes nationales, avoir effectué le service national, avoir au moins 3 membres de sa famille enterrés dans le cimetière des martyrs de la guerre de libération nationale, avoir adhéré depuis plus de 10 ans à la charte de réconciliation nationale, posséder sa carte du parti de libération nationale et, surtout, disposer d’une certaine somme en monnaie internationale afin de graisser la patte nationale.

Tout çà, c’est du passé. Demain, il a son entretien. Il s’y est préparé, il s’y prépare, il a révisé toutes ses matières de la première à la cinquième année. Il sera au top quand il se présentera devant le recruteur, chef de service ou directeur de la fameuse Banque Européenne de Collecte et de Crédit dans les bureaux de son siège parisien.
Lagence lui paya son billet de train, convocation de l’employeur faisant foi car il n’avait pas gagné grand chose depuis qu’il a fini ses études depuis bientôt quatre ans. Petit boulot par ci, petit boulot par là, s’ajoutant à l’allocation de l’ASO qu’il perçoit maintenant depuis 9 mois, depuis ses 26 ans.
Mon Dieu ! que c’est haut, que c’est grand, que c’est beau ! Le siège de la Banque Européenne de Collecte et de Crédit l’impressionna d’autant plus qu’il avait pris l’habitude de vivre, de voir et de sentir petit. A huit heures, il était là, costume, cravate, chemise blanche, cheveux bien coiffés, l’œil avenant, s’imprégnant de l’atmosphère des lieux. Neuf heures moins vingt, il pénétra dans le bâtiment, la convocation faisant office de laissez-passer devant le service de sécurité. Ascenseur , salle d’attente du 27ème étage (bon augure, il a toujours aimé le chiffre 7 malgré l’échec des 7 conditions du pays de ses ancêtres). Attente plus ou moins anxieuse en compagnie de 6 personnes qui étaient visiblement toutes d’origine non européenne, 3 maghrébins, 1 asiatique et 2 africains. Il réalisa qu’ils étaient 7 à attendre, encore un bon signe qui le rassura sans lui faire oublier le fait qu’il étaient certainement observés par une caméra cachée.
A 9 heures pile, une jeune femme, même pas la quarantaine, entra d’un pas vif dans la salle. Après les avoir salués, elle demanda : "Kamel B. s’il vous plaît !". Il passa en premier. "Tant mieux se dit-il, comme ça, ça m’évitera d’angoisser" et repensa à sa mention bien d’il y a bientôt quatre années. "Je ne suis pas rien du tout et je vais le montrer !". Deux hommes costumés, cravatés, l’allure assez décontractée les attendaient dans la salle. Paradoxalement, cela fit plaisir à Kamel. " 4 ans que j’essaie en vain de parler avec un responsable, et voilà qu’on m’offre 3 d’un coup !"
L’entretien fut très correct, sans agressivité ni complaisance. D’abord il eut à répondre d’une manière concise à des questions précises, techniques, variées, un peu déroutantes même pour un bac+ 5 mention bien. Apparemment ses réponses impressionnèrent puisqu’on lui demanda avec quel enseignant il a effectué le module "techniques de collecte de l’épargne populaire".
On l’interrogea ensuite sur lui-même, sa personnalité, ses vœux, son caractère, ses préférences, sa mobilité, ses prétentions salariales, son amour pour la patrie, ses rapports avec sa famille... Il y répondit avec l’assurance de quelqu’un qui en a déjà vu ...
On lui expliqua ensuite que La Banque Européenne de Collecte et de Crédit a été rachetée par la Collect Bank of Boston qui veut introduire des pratiques commerciales en cours depuis des lustres en Amérique mais totalement négligées par le système bancaire français, d’où un manque à gagner annuel de 15 milliards d’€ (19 milliards de $ us selon le cours du jour) selon l’étude du très sérieux cabinet Orwels & Sons. On lui expliqua qu’il y avait plus de 6 millions de personnes vivant en France, français pour l’écrasante majorité d’entre elles, mais qui sont perçues et souvent traitées comme des entités à part de la société. Cela a fragilisé leur sentiment d’appartenance à la nation et elles ont développé des pratiques peu républicaines comme peut en témoigner le système bancaire islamique qui comme chacun le sait, fait une progression remarquable dans notre pays.
Ainsi, l’étude a montré qu’une grande partie des revenus de ces 6 millions de personnes échappait au système bancaire français du fait que les services proposés, exclusion galopante et communautarisme forcé aidant, correspondaient de moins en moins aux besoins de ces populations. Et la Banque Européenne de Collecte et de Crédit veut capter tout ça en mettant en place un réseau adapté couvrant toutes les régions de France. Et à la tête de chaque agence régionale, nous voulons placer une personne appartenant à la communauté visée : algérienne à Lyon et Marseille, marocaine à Lille, africaine en couronne parisienne, asiatique dans le XVème... etc. "C’est comme ça que ça marche en Amérique, cela marchera comme ça en France. Bien entendu, un complément de formation vous sera dispensé pendant 6 mois dans nos agences aux USA et en Arabie Saoudite", ajoutèrent-ils.
- Parlez-vous arabe ?
- Non, presque pas, plutôt anglais
- Ce n’est pas grave, la langue de travail, même en Arabie, c’est l’anglais.
Kamel était un peu désarçonné par cette démarche. Il avait l’impression de trahir son idéal républicain, qu’il creusait un fossé dans la belle devise de la belle Marianne : Liberté, Egalité, Fraternité. Mais son hésitation fut de courte durée, il se ressaisit. "Finalement, qu’est-ce que je veux, moi ? c’est travailler, gagner ma vie."
Quand il sortit de l’entretien, il voulu faire un petit clin d’œil à ses futurs collègues mais la salle d’attente était vide, plusieurs équipes étaient chargées de mener les entretiens, pas de perte de temps, le fameux pragmatisme de l’oncle Sam.

Mohamed CHOUIEB
24/11/2006