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Sur l’Algérie

vendredi 24 mars 2006, par Mohamed Chouieb

Je voudrais apporter ma contribution au débat qui s’est ouvert à propos des pays du Maghreb (1) et, surtout, de l’expérience algérienne en matière de développement économique, débat entamé par Yamna Belahcène et poursuivi par mon ami Abderahmane Bouzid.

C’est vrai qu’aujourd’hui, le paysage économique algérien est tout à fait différent des paysages marocain et, surtout, tunisien. Et pas pour des questions politiques ou idéologiques, contrairement à ce que l’on pourrait penser, puisqu’au départ, les trois pays ont misé sur une économie étatique, centralisée et planifiée avant de faire l’un après l’autre, un virage à 180°. Quand bien même l’économie algérienne serait libéralisée, elle n’aura aucune chance de revêtir les habits de l’économie tunisienne ou marocaine en raison de la taille de l’Algérie d’abord, mais surtout, de la place et de la puissance du secteur pétrolier et industriel lourd, fruit des efforts et des sacrifices consentis par les travailleurs et les cadres de la période "socialiste". Cela veut dire que même une économie algérienne ultra libérale sera d’abord assise sur l’industrie pétrolière et pétrochimique, sur la production d’énergie électrique, mais aussi, sur l’industrie métallurgique (production et transformation des métaux) et des matériaux de construction (cimenteries principalement).
D’ailleurs, les premières participations étrangères et privatisations dignes de ce nom ont d’abord touché la chimie (production de détergents, engrais), la pétrochimie (lancement de plusieurs joints-venture dans le domaine du raffinage et des matières plastiques), les cimenteries, mais surtout, l’acier avec le fameux indien Mittal Steel qui est devenu l’actionnaire principal du complexe sidérurgique d’El Hadjar et qui, en quelques années, a doublé la production algérienne d’acier, rendant le pays exportateur dans ce domaine.
Mais ce n’est pas le sujet principal que je voulais aborder. Ce que je veux, surtout, c’est rétablir quelques vérités sur l’économie algérienne et sur les lignes directrices qui l’ont guidée depuis l’indépendance jusqu’à la régression Chadlienne des années 80.

Contrairement à ce qu’on pense, l’Algérie n’a jamais suivi le système soviétique dans son développement et encore moins dans son idéologie. Quand Yamna dit que l’Algérie a nationalisé des entreprises pour chercher ensuite à les privatiser plus tard, elle se trompe sur toute la ligne. L’Algérie n’a rien nationalisé à part le secteur minier, dont le pétrole fait partie, qui était aux mains de sociétés étrangères et dont l’Algérie ne tirait presque aucun bénéfice ! Et cela, pour la simple raison qu’il n’y avait rien à nationaliser . Les seules entreprises dignes de ce nom qui existaient à l’indépendance ne pouvaient pas être nationalisées puisque, même du temps de la colonisation, c’étaient des sociétés nationales à l’image de ce qui existe encore en France et que, jusqu’à présent, même ce pays éprouve tant de peine à privatiser. Je veux parler de la SNCFA (Société nationale des chemins de fer algériens) et de l’E.G.A. (Electricité et gaz d’Algérie). Pour le reste, il n’y avait pratiquement rien ! A l’image des DOM & TOM, tout venait de ce que l’on appelait la Métropole. Par contre, l’Algérie était le 3ème producteur mondial de vin et, vraisemblablement, le deuxième pour les agrumes, fruits d’une spécialisation coloniale qui fait produire aux colonisés ce dont a besoin le colonisateur.
A l’indépendance, malgré les assurances prodiguées par le F.L.N. algérien, les européens et nos compatriotes de confession israélite, cédant à la terreur, au chantage et à la dévastation de l’O.A.S. quittent massivement le pays, laissant en plan toute l’activité économique. Pour faire face à cette situation, les ouvriers algériens s’organisent spontanément en comités de gestion pour continuer à faire tourner la machine. Et, du coup, prennent conscience de leur force et de leurs capacités, au point de faire peur au tout nouveau pouvoir algérien qui aura beaucoup de mal à reprendre les choses en main et, plus tard, imposer sa vision des affaires à l’ensemble des travailleurs.
Mais sur le fond, ces derniers, dans une réaction de survie, se sont appropriés les biens abandonnés et souvent sabotés par les français et les ont fait marcher et produire. Ils les ont donc nationalisés, non pas par idéologie mais parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire s’ils ne voulaient que leurs enfants crèvent de faim ! Et dire que bientôt un demi-siècle après, ceux qui avaient sciemment détruit et abandonné leurs biens dans le but de nuire au peuple algérien, reprochent encore à ce dernier de l’avoir repris, réparé et fait fonctionner ! Ils devaient au moins se rappeler que le dernier bienfait que le colonisateur nous a laissé, c’était l’incendie de la bibliothèque universitaire d’Alger qui a duré une semaine, réduisant en cendres une grande partie du patrimoine culturel algérien et faisant disparaître à jamais des trésors inestimables de la civilisation arabe. Les américains n’ont rien inventé lorsqu’ils ont fait piller le musée de Bagdad...

En fait, ce qui apparaît comme un choix socialiste, a d’abord été imposé par le colonisateur lui-même.
Il faut savoir que, sur le plan économique, l’Algérie, jusqu’en 1971, date de la nationalisation ou, plutôt, de l’appropriation de ses hydrocarbures, a fonctionné cahin-caha, continuant d’exploiter et exporter ses maigres productions coloniales (vins, agrumes, primeurs) et ses matières brutes (phosphate, minerais), toujours à la merci d’une saute d’humeur de l’ancienne puissance coloniale, prompte à réagir à la moindre incartade.
Ainsi, le premier budget de fonctionnement de l’Etat Algérien a été principalement constitué par les dons des citoyennes qui ont offert leurs bijoux en 1962 !
La réaction du général de Gaulle à l’appropriation de nos hydrocarbures fut de décréter un embargo sur le pétrole et ... le vin algériens obligeant l’Algérie à bouleverser son agriculture en procédant à la destruction de son vignoble car il n’y avait plus de débouché pour son vin.

Ainsi, après la guerre que les différentes factions du FLN avaient menée entre elles en 1962, après l’invasion du territoire algérien par le Maroc en 1963, la jeune république algérienne se retrouvait encore une fois, devant une épreuve majeure qui mettait en danger son existence même.

Tout ceci, pour faire comprendre aux plus jeunes que, quoiqu’en disent les gens bien intentionnés, dès le début, la construction de l’Algérie n’a pas été un long fleuve tranquille où on a fait ce qu’on a voulu faire et où tout le monde était beau et gentil et que les gens qui nous donnent maintenant des leçons nous tendaient la main lorsqu’on avait un problème.

Malgré cela, l’Algérie avait déjà commencé à travailler pour son développement en lançant le premier plan quadriennal qui devait améliorer les conditions de vie de la population : santé, alphabétisation et scolarisation ( 80% d’analphabètes à l’indépendance ) et développement économique.
Pour ce dernier volet, le principe directeur consistait d’abord à valoriser les matières premières qui étaient exportées à l’état brut, donc constituer une industrie manufacturière pour nourrir, habiller et chausser les algériens.
Mais pour cela, il fallait résoudre les problèmes posés par l’absence d’investisseurs nationaux ou étrangers et de capacités financières nationales avec, en face, très peu de pays enclins à aider les algériens aux conditions algériennes, c’est-à-dire celles d’un pays en devenir, désargenté, même s’il semblait prometteur et, qui plus est, était sérieusement chatouilleux pour tout ce qui concernait son indépendance et sa liberté.
Ceux qui ont répondu aux attentes algériennes furent l’Egypte nassérienne et, surtout, les pays de l’ancien bloc de l’est qui avaient déjà aidé le pays lors de sa lutte pour l’indépendance et qui, cette fois, ont apporté généreusement leurs connaissances techniques de l’époque, leurs capacités de formation et leurs crédits. Pendant ce temps, nos frères maghrébins tiraient (et tirent encore...) des plans sur la comète pour savoir quelle était la partie du territoire algérien qui n’était pas tout à fait algérienne et qu’il serait possible d’accaparer.
C’est ainsi que les premières usines algériennes furent construites par nos amis roumains, hongrois, bulgares, soviétiques, polonais, allemands, tchécoslovaques... Et nos techniciens formés par ces mêmes amis.
Les choses ne commencèrent à changer qu’après la pleine appropriation des richesses pétrolières et la montée en puissance de la Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures (Sonatrach). Remarquons au passage la modestie initiale du libellé de ce qui est devenu, et de loin, la plus grande entreprise du continent africain et la 12ème compagnie pétrolière dans le monde...
Les rentrées en devises générées par les hydrocarbures apportèrent à l’Algérie les moyens de sa politique de développement, lui permettant de diversifier ses fournisseurs (tout en maintenant des échanges équilibrés et loyaux avec ses partenaires socialistes) et de se mettre en pratique le concept d’industrie indutrialisante dont les résultats, même s’ils ne sont pas tous bons, ne sont pas entièrement mauvais.
Et c’est là que nous avons vu l’argent du pétrole, donc l’argent du peuple, servir à construire des usines et des infrastructures au service du peuple. Et qui appartiennent à l’état puisque celui-ci était l’émanation du peuple. "Par le peuple et pour le peuple", telle était la devise de la République Algérienne Démocratique et Populaire.
Et parce que personne ne doutait de cela et par fierté, les algériens se sont mis à travailler, au point d’atteindre des niveaux de croissance annuelle du PNB qui dépassaient les 15 % et cela, de l’indépendance jusqu’au milieu des années 70.

A la fin de cette période, le pays s’est retrouvé confronté à plusieurs problèmes :
- le premier, comme dans tous les pays socialistes, avait trait à la forme et à la finalité du système économique : pourquoi travaille-t-on comme ça ? Pour du profit ? Non ! Par patriotisme ? De moins en moins ! Parce qu’on nous y obligeait ? Pas du tout, c’est même le contraire qui se passait !
- Le second émanait de la nature et de l’évolution du pouvoir politique. Boumediene, devant les succès qu’il enregistrait à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, a été conforté dans l’idée qu’il était un très grand homme politique et a été tenté, à l’instar de ce que fit plus tard le colonel Khadafi, de créer une voie politique nouvelle qui affaiblirait l’influence grandissante des jeunes élites qui s’étaient constituées depuis l’indépendance et qui étaient beaucoup plus pragmatiques, réalistes et lucides que les dirigeants politiques. Cette nouvelle voie mélangeait, pêle-mêle, le conservatisme islamique le plus arriéré aux utopies socialistes les plus délirantes. Pour ne citer que quelques exemples : adoption du week-end islamique, lancement de l’école fondamentale arabisée et à dominante religieuse, adoption de la "Gestion socialiste des entreprises" qui est un système de co-gestion des entreprises, adoption de la "charte nationale", sorte de plan de route politique et sociale de la société algérienne...en plus du fameux équilibre nord-sud sur le plan international.
- Le troisième provenait de la nature profonde de la société algérienne, qui, en l’absence d’un Ataturk ou d’un Bourguiba algérien, a vite retrouvé ses réflexes féodaux et tribaux d’un autre âge. C’est ainsi que le taux de natalité algérien a été le plus élevé du monde pendant près de 20 ans (1962- 1980) qui faisait que la femme algérienne avait une fécondité qui approchait les 8 enfants par femme. Les progrès réalisés dans le domaine de la santé et de l’alimentation aidant, en l’espace de vingt ans, la population est passée de 8 millions d’individus en 1962 à 27 millions en 1980, absorbant ainsi toutes les richesses produites, occupant toutes les terres agricoles du Sahel, faisant exploser toutes les infrastructures et démultipliant les besoins dans tous les domaines.
- Le quatrième facteur était constitué par les coups de boutoir assénés de l’extérieur par tous les pays qui voyaient d’un mauvais œil la voie suivie par l’Algérie, tiers-mondiste, non alignée, pan africaine, pan arabe...et utopiste.

C’est comme ça que l’Algérie s’est retrouvée, à l’aube de la décennie 80, en possession de tous les ingrédients pour une explosion généralisée qui, finalement, est arrivée beaucoup plus tard. Pourquoi ?
Il y a deux raisons à cela :
- l’existence d’une puissante économie centrée sur la consommation intérieure et soutenue par une industrie pétrolière pourvoyeuse de devises nécessaires à l’acquisition des intrants, tout cela dirigé par des cadres nationalistes, compétents et politisés qui s’opposaient avec succès aux attaques de prédateurs que le système générait et soutenait ;
- l’adhésion de la population à un système politique qui a toujours su prodiguer les avantages de l’état providence (la mamelle, comme on dit en Algérie).

L’ère Chadli a consisté pratiquement, pour les algériens et, surtout, les cadres de l’économie algérienne, à encaisser les coups assénés par le pouvoir pour leur faire lâcher ce qu’ils ont mis tant d’années à construire. Il y a eu ainsi :

- la restructuration des entreprises qui a consisté, sous prétexte qu’elles étaient trop grandes, à démembrer d’un trait de plume, les sociétés nationales alors qu’il a fallu tant d’années pour les construire et assurer la cohérence et la complémentarité. En fait, sous couvert de restructuration, le pouvoir a voulu donner une taille digeste aux entreprises afin qu’il puisse se les approprier par une privatisation à la russe. Mais il a aussi profité de cette opération pour éparpiller aux quatre coins du pays, dans les sièges des nouvelles sociétés ainsi crées, les cadres qui étaient dans la capitale et dont l’organisation et la puissance gênaient ses desseins.

- L’adoption du "Plan anti-pénuries" qui a inondé le marché algérien de produits importés dans le but de démobiliser le peuple algérien en le détournant du labeur et en l’initiant à la société du bazar, parfois avec l’argent du pétrole, trop souvent sur des lignes de crédit occidentales (c’est pendant cette période que des personnes quittaient leurs postes de travail pour aller faire la queue au super marché d’état pour acquérir et parfois revendre les produits importés par le pouvoir. Mais, surtout, ne croyez pas que tout le monde faisait ça !).

En l’espace de six années (1982 à 1988), l’Algérie est ainsi passée de l’aisance financière à la cessation de paiement, prémices à la mise sous tutelle par le F.M.I., mise sous tutelle dont elle ne s’est pas encore totalement dégagée.

Tous les signaux au rouge, le pouvoir a néanmoins continué son travail de sape jusqu’au moment où l’Union générale des travailleurs algériens, excédée, a fini par organiser une marche qui partait de la zone industrielle de Rouiba (banlieue d’Alger) pour se diriger vers le siège de la présidence afin de protester contre les coups portés aux travailleurs et aux entreprises. C’était le 5 octobre 1988 et tout monde sait ce qui s’en est ensuivi : arrivée de jeunes désoeuvrés qui se sont livrés à des actes de violence et de vandalisme, répression, panique du pouvoir, irruption des islamistes pour récupérer le mouvement, ouverture politique, alliance pouvoir-islamistes pour le partage du pouvoir, intervention de l’armée républicaine pour destituer Chadli et 150 à 200 000 morts au bout, 3 000 000 de personnes déplacées et 1 000 000 exilées.
En ce qui concerne l’économie, ce sont des dizaines de milliards de dollars qui sont parties en fumée avec des centaines d’usines incendiées, les fermes dévastées, des routes, des ponts dynamités et des milliers d’écoles, des trains (400 locomotives) incendiés.
Quant aux cadres, 600 000, soit l’équivalent de ce que forme l’ensemble des université algériennes pendant 10 ans, fuient le pays entre 1992 et 1996.
Mais les résultats sont là. Hormis les violentes révoltes, fréquentes mais géographiquement circonscrites, des citoyens et des jeunes sans avenir, les algériens épuisés, terrorisés ne contestent plus rien de la forme que prend le pouvoir, l’argent ou les affaires dans leur pays. Des fortunes indécentes sont ostensiblement exhibées sous leurs yeux, leurs usines cédées au dinar symbolique, le secteur minier dénationalisé.

Pendant 20 ans, l’Algérie a donné des gages aux grands de ce monde pour les persuader qu’elle est bien rentrée dans le rang et qu’elle a accepté l’ordre qu’ils ont imposé à l’ensemble de la planète. Et elle vient juste d’être écoutée. Parce qu’elle a consenti à se départir de ses bijoux de famille, c’est-à-dire, la dénationalisation du secteur des hydrocarbures en 2005, pierre angulaire de tout le système algérien depuis l’indépendance. C’est ainsi que les affaires reprennent sous le sceau de la mondialisation telle qu’elle est pratiquée dans le tiers-monde, c’est-à-dire du capitalisme le plus sauvage.
Dans ce contexte, l’Algérie revient avec les atouts qui ont toujours été les siens dans le cadre du marché global : de l’espace, des capacités énergétiques, des infrastructures, un très grand potentiel humain, une position géographique idéale. Tout ira pour le mieux si les grands de ce monde acceptent qu’un pays africain, arabe et musulman qui plus est, puisse prendre sérieusement le chemin du développement et, pourquoi pas, de la démocratie.

Au fond d’elle même, l’Algérie a gardé, malgré les épreuves et le reniement apparent de ses valeurs, un zeste de sa générosité et de son altruisme, ses rêves d’un monde meilleur et sa haine viscérale de l’injustice. Ce sont ces valeurs qui lui font instinctivement rejeter un Maghreb construit sur des montagnes d’arrière-pensées, sur une absence de clarté politique notoire et aux dépens du bien-être des peuples.

Mohamed Chouieb

(1) Ce texte de Mohamed Chouieb fait référence à des discussions en cours sur la liste maghreb@reseauxcitoyens-st-etienne.org.
Cette liste de discussion a été créée suite à la réunion de travail du 16 janvier sur la construction de coopérations avec les mouvements populaires-citoyens d’Algérie (Voir). Lors de cette réunion il a été décidé de mettre en place une liste consacrée à l’ensemble du Maghreb.
Pour s’abonner à cette liste, prendre contact avec Mohamed Chouieb : mohachou@yahoo.fr