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La candidature de Bové est-elle utile ?

Miguel Benasayag : « La puissance du contre-pouvoir »

jeudi 22 février 2007

“Devait-il y aller ou pas ?" C’est la question que pose Témoignage Chrétien de cette semaine. "La question divise ceux qui soutiennent les idées de José Bové. Pour Miguel Benasayag, il est tombé dans un piège en croyant « changer la vie » depuis l’Élysée. Dominique Taddéi y voit au contraire une possibilité de sortir d’une attitude protestataire pour être force de propositions...”
Nous publions - avec son accord et celui de TC, et nos remerciements - le texte de Miguel Benasayag. (Voir : www.temoignagechretien.fr).
Qu’on en partage ou pas les conclusions, ce texte mérite lecture et réflexion...

"Cher José, il est devenu difficile, ces derniers temps, de te parler directement. Je t’adresse donc ces quelques réflexions dans les pages de Témoignage chrétien. Elles correspondent, je le pense, à des questions que se posent un certain nombre de ses lecteurs.
J’ai appris que tu venais de prendre une décision assez banale : tu te présentes à la présidence de la République. Je t’écris donc cette lettre comme à un ami cher qui s’est mis dans un sale pétrin.
Tous les cinq ans, pour l’élection présidentielle, nous voici sommés de penser là où l’on nous dit de penser. Le reste du temps, faites ce que bon vous semble, laissez vos voisins crever de froid, des écoliers se faire passer des menottes et renvoyer vers la Roumanie ou le Mali, ne vous posez pas de questions sur l’avancée du progrès technique, la dévaluation de la pensée, du débat, de la culture. Laissez-faire car vous aurez l’occasion de retrouver bonne conscience, le moment venu, en assumant votre devoir fondamental : plier une petite feuille en deux et la déposer dans une boîte en plastique. C’est à cet instant précis qu’il vous faudra exercer votre liberté de citoyen.
Nous devons constater que cette propagande fonctionne à merveille. Tout le monde prend très au sérieux ce grand moment du politique. Votez Royal, Sarkozy ou Bayrou et votre vie, soudain, basculera, si ce n’est la société entière. Or, nous devons constater que nos sociétés sont particulièrement dévitalisées, habitées par la tristesse et la peur. Il est d’autant plus facile de profiter de ces faiblesses, de ces failles pour imposer des cadres stricts, rassurants, notamment en amenant les moments du politique à être de plus en plus codés et réglementés. Tout ce qui relève de la multiplicité, de l’expérimentation, de l’initiative populaire, de l’action spontanée et des perspectives à long terme, tout cela dérange. Avec l’élection présidentielle, on peut enfin mettre de l’ordre : le moment de la vraie bonne politique bien propre est arrivé. Un chef, un programme et l’avenir s’ouvre.
La question qui se pose à nous, membres de l’alternative, face à ta candidature, José, est donc la suivante : quelle doit être notre attitude face au pouvoir institutionnel ? Il semble important d’analyser les rapports entre politique représentative et contre-pouvoir en laissant derrière nous le préjugé simpliste selon lequel si l’on fait de la politique, à la base, c’est que l’on s’oppose à la politique représentative. Il y aurait, d’un côté les dangereux amateurs et, de l’autre, les compétents. Il s’agit là d’un faux débat. Non, on ne devient pas sérieux et responsable parce que l’on entre sur le terrain électoral et que l’on aspire à occuper les lieux de pouvoir. Il y a une consubstantialité entre le pouvoir politique et tout ce qui épaissit le lien social. Surtout, l’expérience a montré que le lieu du pouvoir central, de la représentation, était largement impuissant à changer les orientations fondamentales de la société ou à résoudre les graves problèmes d’une époque. Impuissance qui n’est pas due à une méchanceté ou à une corruption quelconque, mais au fait que la représentation est justement représentation de la chose et non la chose elle-même. Or, à force, on a fini par croire que la carte était le territoire et que le territoire devait s’effacer devant la carte. Or, si l’on veut agir sur le territoire en ne cherchant qu’à modifier la carte, l’impuissance est inévitable. Le lieu de la politique représentative reste le lieu d’une simple gestion de la complexité et des antagonismes qui ne peuvent être polarisés de façon trop radicale. En revanche, le lieu de la puissance est celui du développement de multiples processus à la base, qui, eux, peuvent résoudre des problèmes et émettre des hypothèses théoriques et pratiques.
Il ne faut pas accepter cette vision selon laquelle le contre-pouvoir s’opposerait au pouvoir. Il est le lieu d’une revitalisation du champ social. Pas tous les cinq ans, tous les jours. Le contre-pouvoir est le lieu où l’on prend au sérieux la longue durée, les démarches collectives, l’apport de la diversité des expériences et de la multiplicité des points de vue. Il nous faut attendre des représentants politiques qu’ils accompagnent ces dynamiques et en tirent le meilleur. Rien de plus, rien de moins. Non, ce n’est pas depuis l’Élysée ou Matignon que l’on peut « changer la vie ». L’Histoire l’a démontré.
En devenant candidat à l’élection présidentielle, cher José, tu quittes cette logique du contre-pouvoir dont tu avais contribué à démontrer toute la richesse. Et tes récentes déclarations sur la nécessité d’occuper le pouvoir pour résister à la pression néo-libérale ou ton appel à voter Ségolène Royal au second tour démontrent que tu auras du mal à sortir du piège dans lequel tu t’es jeté.
Oui, en te présentant à cette élection, tu t’es bel et bien mis dans le pétrin. Et moi avec. Car si je reste persuadé que tu as fait le mauvais choix, je serai bien obligé de t’apporter ma voix. En fidélité à nos combats menés pour renforcer les lieux du contre-pouvoir."

Miguel Benasayag est philosophe, psychanalyste et professeur associé à l’université Lille III.

Messages

  • A lire aussi sur http://www.unisavecbove.org :

    José Bové : une candidature complexe, par Miguel Benasayag

    Commençons par éclaircir un argument trop souvent brandi à l’encontre de José Bové, celui de l’illégalité de certaines de ses actions.

    Les défenseurs auto-proclamés de la démocratie sont pour le moins contradictoires : on nous dit que tout doit être légal, qu’aucun de nos actes ne doit sortir du cadre de la loi et qu’aucune marge délimitée par la légitimité, quitte à ce qu’elle ne soit pas tout à fait légale, ne peut être tolérée. Très bien. Mais à ce rythme-là, une société se condamne à ne pas pouvoir avancer, à ne pas pouvoir résoudre les plus graves problèmes qu’elle affronte. Pensons à l’avortement. Aurait-on pu l’autoriser par une loi si des pratiques multiples, légitimes mais pas encore légales, n’avaient pas indiqué le chemin, soulevé des problèmes concrets et montré quelle était la meilleure façon de répondre à cette question ?

    Les exemples sont infinis. Rappelons que ces intégristes de la légalité sont les mêmes qui ont soutenu l’invasion de l’Irak, toujours au nom de cette sacro-sainte démocratie (sacrée blague, imaginez-vous un chiite qui se dise « tiens, pas mal le programme des sunnites, ils m’ont convaincu, je vais voter pour eux », ou le contraire...).

    Ces démocrates pétris de grands principes sont aussi les mêmes qui nous disaient, quand l’Algérie voyait la victoire d’un parti pas très « correct », qu’il fallait appuyer un coup d’État militaire ; sans parler de leur soutien aux pratiques tellement démocratiques qui plombent l’Afrique depuis des décennies.

    Ces mêmes démocrates semblent aujourd’hui tout faire pour que José Bové ne puisse présenter sa candidature à l’élection présidentielle. Des maires démocratiquement élus subissent des pressions d’une poignée de technocrates régnant sur un « grand » parti soi-disant social-démocrate d’à peine cent-mille adhérents (ils étaient autant sur le Larzac autour de José) pour qu’ils ne lui apportent pas les 500 signatures dont il a besoin. Il faut absolument s’opposer à ce genre de pressions et de pratiques illégitimes, stupides (toute manoeuvre visant à réduire le champs du débat intellectuel et politique ne peut qu’aller dans le sens de la bêtise pure et simple) et, pour tout dire, anti-démocratiques. Il faut permettre à José Bové de présenter sa candidature.

    Maintenant, un peu de complexité fraternelle. Tout en m’apprêtant à voter pour José, je ne le fais que parce qu’il a pris la décision de se présenter. Décision, en effet, qui ne me semble pas spécialement pertinente. Il y a un risque dans cette candidature. Le risque de créer ou de re-créer une illusion, celle qui voudrait que les grands problèmes de notre société se résolvent depuis les lieux officiels du pouvoir. Quelques récentes déclarations de José ne me rassurent guère sur ce point. Après avoir rassemblé des foules et soulevé des débats de fond en manifestant devant l’OMC, le voici qui voudrait l’intégrer pour le changer. Quand il déclare, comme il l’a fait récemment, que « si on laisse faire les gouvernements, sans participer au pouvoir, on ne peut pas s’opposer aux libéralisations », il infirme la démarche qui fut la sienne jusqu’à présent. Non, José, il n’est pas nécessaire de participer au pouvoir pour contrer la pression néo-libérale.

    La démocratie est ce qui se passe surtout entre les élections, c’est l’organisation à la base, la mise en place d’expériences de longue durée, le développement d’expertises populaires, capables d’agir par et pour le champ social. Aucun tête à tête avec Bush, aucune élection n’est susceptible d’inverser du jour ou lendemain les logiques de destruction et d’exclusion à l’oeuvre dans les soubassements de nos sociétés.

    Un exemple en est donné par le développement chez moi, en Argentine, du troc. Des hommes et des femmes, en pleine crise économique, se sont lancés dans le troc. Celui ci existait déjà, mais tout à coup, il passe d’un demi-million de personnes concernées à cinq millions, et alors... rien ne va plus, le troc se "réabsorbe" et la puissance développées par ces hommes et ces femmes part servir d’autres hypothèses et expériences. Si le troc avait été décidé depuis le pouvoir central, l’histoire aurait été toute autre.

    Bref, il y a des choses que nous devons pouvoir faire depuis la base, depuis le contre-pouvoir, non pas en s’opposant systématiquement au pouvoir, mais en investissant un lieu autre. Le pouvoir, s’il est démocratique, sert à accompagner, autrement il y a conflit.

    José a démontré depuis longtemps ce qu’il pouvait apporter au développement de ces expériences de « retissage » du lien social, d’élaboration du contre-pouvoir. En se présentant à l’élection présidentielle, il risque de recréer l’illusion d’après laquelle les choses pourraient s’arranger depuis le centre, depuis le haut. On aurait pu laisser cela aux amoureux du pouvoir, aux vendeurs d’espoir, aux collectionneurs de promesses, à tous ceux qui ne cessent de proclamer « il n’y a qu’à », « il faut que ».

    Mais je veux continuer à croire que la candidature de José puisse être un élément de plus dans la construction d’une alternative. Si nous arrivons à profiter de sa présence dans la campagne pour en faire une tribune, ce sera bon à prendre. C’est pourquoi nous devons tout faire pour qu’il obtienne ses cinq-cent signatures et pour qu’au premier tour, nous fassions savoir que nous existons et que nous sommes nombreux et nombreuses.

  • Je partage l’essentiel de ce que dit Miguel Benasayag dans ce texte (et souvent ailleurs). Mais pas sa critique de fond. En effet, comment croire que la campagne de Bové soit une campagne pour "changer les choses depuis l’Elysée ou Matignon ? Comment croire que cette candidature signifie : "Votez pour moi, et quand je serai élu, vous pourrez vous reposer ; le changement, je m’en chargerai..." ?

    Tel n’est bien sûr pas le sens de cette candidature, ni celui du soutien qu’avec quelques dizaines de milliers d’autres, j’ai quant à moi choisi de lui apporter.

    Je me permets de renvoyer à l’article que j’ai publié en ce sens avec mon ami Abdelaziz Chaambi...

    Voir en ligne : Pourquoi nou soutenons José Bové