Accueil > Université Populaire - Laboratoire Social / Collectif Malgré Tout > Manifeste du Réseau de résistance alternatif.
Manifeste du Réseau de résistance alternatif.
vendredi 5 février 2010
Ce Manifeste a été écrit en 1999, à l’occasion d’une réunion de plusieurs mouvements [El Mate (Argentine), Mères de la place de Mai (Argentine), Collectif Amautu (Pérou), Groupe Chapare (Bolivie), Collectif Malgré Tout (Paris), Collectif Che (Toulon)] à Buenos Aires, Collectif Contre les Expulsions (Liège), Centre Social (Bruxelles). “L’objet de cette réunion était de mieux cerner la “nouvelle radicalité” de ces mouvements, leurs points communs et leurs différences. En somme, nous nous demandions comment penser notre action”
Il est publié en postface du livre “Du contre-pouvoir”.
Voir aussi : http://www.malgretout.org où il est possible de le télécharger.
1. Résister, c’est créer
Contrairement à la position défensive qu’adoptent le plus souvent les mouvements et groupes
contestataires ou alternatifs, nous posons que la véritable résistance passe par la création de
liens et de formes alternatives, ici et maintenant, par des collectifs, groupes et personnes qui,
au travers de pratiques concrètes et d’une militance pour la vie, dépassent le capitalisme et la
réaction.
Au niveau international, nous assistons aujourd’hui au début d’une contre-offensive à la suite
d’une longue période de doutes, de marche arrière et de destruction des forces alternatives. Ce
recul a été largement favorisé par la volonté de la logique néolibérale et capitaliste de détruire
une bonne partie de ce que cent cinquante ans de luttes révolutionnaires avaient construit. Dès
lors, résister, c’est créer les nouvelles formes, les nouvelles hypothèses théoriques et pratiques
qui soient à la hauteur du défi actuel.
2. Résister à la tristesse
Nous vivons une époque profondément marquée par la tristesse, qui n’est pas seulement la
tristesse des larmes mais, et surtout, celle de l’impuissance. Les hommes et les femmes de
notre époque vivent dans la certitude que la complexité de la vie est telle que la seule chose
que nous puissions faire, Si nous ne voulons pas l’augmenter, c’est de nous soumettre à la
discipline de l’économie, de l’intérêt et de l’égoïsme. La tristesse sociale et individuelle nous
convainc que nous n’avons plus les moyens de vivre une véritable vie et, dès lors, nous nous
soumettons à l’ordre et à la discipline de la survie. Le tyran a besoin de la tristesse parce
qu’alors chacun de nous s’isole dans son petit monde, virtuel et inquiétant, tout comme les
hommes tristes ont besoin du tyran pour justifier leur tristesse.
Nous pensons que le premier pas contre la tristesse (qui est la forme sous laquelle le
capitalisme existe dans nos vies) est la création, sous de multiples formes, de liens de
solidarité concrets. Rompre l’isolement, créer des solidarités est le début d’un engagement,
d’une militance qui ne fonctionne plus " contre " mais " pour " la vie, la joie, à travers la
libération de la puissance.
3. La résistance, c’est la multiplicité
La lutte contre le capitalisme, qui ne peut se réduire à la lutte contre le néolibéralisme,
implique des pratiques dans la multiplicité. Le capitalisme a inventé un monde unique et
unidimensionnel, mais ce monde n’existe pas " en soi ". Pour exister, il a besoin de notre
soumission et de notre accord. Ce monde unifié, qui est un monde devenu marchandise,
s’oppose à la multiplicité de la vie, aux infinies dimensions du désir, de l’imagination et de la
création. Et il s’oppose, fondamentalement, à la justice.
C’est pourquoi nous pensons que toute lutte contre le capitalisme qui se prétend globale et
totalisante reste piégée dans la structure même du capitalisme qui est, justement, la globalité.
La résistance doit partir de et développer les multiplicités, mais en aucun cas selon une
direction ou une structure qui globalise, qui centralise les luttes.
Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité est un cercle qui possède, paradoxalement,
son centre dans toutes les parties. Nous pouvons rapprocher cela de la définition du rhizome
de Gilles Deleuze : " Dans un rhizome on entre par n importe quel côté, chaque point se
connecte avec n importe quel autre, il est composé de directions mobiles, sans dehors ni fin,
seulement un milieu, par où il croît et déborde, sans jamais relever d’une unité ou en dériver ;
sans sujet ni objet. "
4. Résister, c’est ne pas désirer le pouvoir
Cent cinquante années de révolutions et de luttes nous ont enseigné que, contrairement à la
vision classique, le lieu du pouvoir, les centres de pouvoir sont en même temps des lieux de
peu de puissance, voire d’impuissance. Le pouvoir s’occupe de la gestion et n’a pas la
possibilité de modifier d’en haut la structure sociale Si la puissance des liens réels à la base ne
le rend pas possible. La puissance est ainsi toujours séparée du pouvoir. C’est pour cela que
nous établissons une distinction entre ce qui se passe " en haut " qui est de l’ordre de la
gestion, et la politique, au sens noble du terme, qui est ce qui se passe " en bas ".
Dès lors, la résistance alternative sera puissante dans la mesure où elle abandonnera le piège
de l’attente, à savoir le dispositif politique classique qui reporte invariablement à un " demain
", à un " plus tard ", le moment de la libération. Les " maîtres libérateurs " nous demandent
l’obéissance aujourd’hui au nom d’une libération que nous verrons demain, mais demain est
toujours demain ; autrement dit, demain (le demain de l’attente, le demain de l’ajournement
perpétuel, le demain des lendemains qui chantent) n’existe pas. C’est pour cela que ce que
nous proposons aux maîtres libérateurs (commissaires politiques, dirigeants et autres militants
tristes), c’est : la libération ici et maintenant et l’obéissance... demain.
5. Résister à la sérialisation
Le pouvoir maintient et développe la tristesse en s’appuyant sur l’idéologie de l’insécurité. Le
capitalisme ne peut exister sans sérialiser, séparer, diviser. Et la séparation triomphe lorsque,
petit à petit, les gens, les peuples, les nations vivent dans l’obsession de l’insécurité. Rien
n’est plus facile à discipliner qu’un peuple de brebis toutes convaincues d’être un loup pour
les autres. L’insécurité et la violence sont réelles, mais seulement dans la mesure où nous
l’acceptons, où nous acceptons cette illusion idéologique qui nous fait croire que nous
sommes, chacun, un individu isolé du reste et des autres. L’homme triste vit comme s’il avait
été jeté dans un décor, les autres étant des figurants. La nature, les animaux et le monde
seraient des " utilisables " et chacun de nous, le protagoniste central et unique de nos vies.
Mais l’individu n’est qu’une fiction, une étiquette. La personne, en revanche, c’est chacun de
nous en tant que nous acceptons notre appartenance à ce tout substantiel qu’est le monde.
Il s’agit alors de refuser les étiquettes sociales de profession, de nationalité, d’état civil, la
répartition entre chômeurs, travailleurs, handicapés, etc., derrière lesquelles le pouvoir tente
d’uniformiser et d’écraser la multiplicité qu’est chacun de nous. Car nous sommes des
multiplicités mêlées et liées à d’autres multiplicités. C’est pour cela que le lien social n’est
pas quelque chose à construire, mais plutôt quelque chose à assumer. Les individus, les
étiquettes vivent et renforcent le monde virtuel en recevant des nouvelles de leurs propres vies
à travers l’écran de leur télévision. La résistance alternative implique de faire exister le réel
des hommes, des femmes, de la nature. Les individus sont de tristes sédentaires piégés dans
leurs étiquettes et leurs rôles ; c’est pour cela que l’alternative implique d’assumer un
nomadisme libertaire.
6. Résister sans maîtres
La création d’une vie différente passe, fondamentalement, par l’invention de modes de vie, de
modes de désirer alternatifs. Si nous désirons ce que le maître possède, Si nous désirons
comme le maître, nous sommes condamnés à répéter les fameuses révolutions, mais, cette
fois, dans le sens de ce terme en physique, celui d’un tour complet. Il faut ainsi inventer et
créer concrètement de nouvelles pratiques et images de bonheur. Si nous pensons que nous ne
pouvons être heureux qu’à la manière individualiste du maître et que nous demandons une
révolution qui nous donne satisfaction, nous serons condamnés éternellement à ne faire que
changer de maître. Car on ne peut être réellement anticapitaliste et accepter en même temps
les images de bonheur que ce même système produit. Si l’on désire " être comme le
maître " ou " avoir ce que le maître possède ", on reste dans la position de l’esclave.
Les chemins de la liberté sont incompatibles avec le désir du maître. Désirer le pouvoir du
maître est l’opposé de désirer la liberté. Et la liberté, c’est devenir libre, c’est une lutte. De la
résistance surgissent précisément d’autres images de bonheur et de liberté, des images
alternatives liées à la création et au communisme (dans le sens de liberté et de partage que ce
terme recouvre, dans le sens d’une exigence permanente et non pas en tant que modèle de
société).
Ce qu’il faut c’est créer un communisme libertaire, non de la nécessité, mais de la jouissance
que donne la solidarité. il ne s’agit pas de partager à la manière triste, parce que nous y
sommes contraints, mais de découvrir la jouissance d’une vie plus pleine, plus libre. Dans la
société de la séparation, la société capitaliste, les hommes et les femmes ne trouvent pas ce
qu’ils désirent, ils doivent se contenter de désirer ce qu’ils trouvent, selon la formule de Guy
Debord. La séparation est ainsi séparation les uns des autres, de chacun de nous d’avec le
monde, du travailleur d’avec son produit, mais en même temps de chacun de nous, séparé,
exilé de lui-même. Telle est la structure de la tristesse.
7. Résistance et politique de la liberté
La politique, dans sa signification profonde, est liée aux pratiques émancipatrices, aux idées et
aux images de bonheur qui dérivent d’elles, La politique est la fidélité à une recherche active
de la liberté. À l’encontre de cette conception de la politique se situe la " politique " comme
gestion de la situation telle qu’elle apparaît. Mais cet élément, que nous appelons gestion,
prétend être le tout de la politique et hiérarchise les priorités en limitant, en freinant et en
institutionnalisant les énergies vitales qui le dépassent. Pourtant la gestion n’est qu’un
moment, une tâche, un aspect.
La gestion est représentation, et la représentation, en tant que telle, n’est qu’une partie du
mouvement réel. Celui-ci n’a pas besoin de la représentation pour vivre, tandis que cette
dernière tend à délimiter la puissance de la présentation. La politique révolutionnaire est celle
qui poursuit à chaque instant la liberté non pas en tant qu’associée essentiellement aux
hommes ou aux institutions, mais comme devenir permanent qui refuse de s’attacher, de se
fondre, de " s incarner " ou de s’institutionnaliser. La recherche de la liberté est liée à la
constitution du mouvement réel, de la critique pratique, du questionnement permanent et du
développement illimité de la vie. Dans ce sens, la politique révolutionnaire n’est pas le
contraire de la gestion. Celle-ci, comme partie du tout, est une partie de la politique. En
revanche, quand la gestion tend à être le tout de la politique, elle constitue précisément le
mécanisme de la virtualisation qui nous plonge dans l’impuissance.
La politique comme telle n’est que l’harmonie de la multiplicité de la vie en lutte permanente
contre ses propres limites. La liberté est le déploiement de ses capacités et de sa puissance ; la
gestion n’est qu’un moment limité et circonscrit où ce déploiement est représenté.
8. Résistance et contre-culture
Résister, c’est créer et développer des contre-pouvoirs et des contre-cultures. La création
artistique n’est pas un luxe des hommes, c’est une nécessité vitale dont la grande majorité se
trouve pourtant privée. Dans la société de la tristesse, l’art a été séparé de la vie et, même,
l’art est de plus en plus séparé de l’art lui-même, possédé, gangrené qu’il est par les valeurs
marchandes. C’est pour cela que les artistes comprennent, peut-être mieux que beaucoup, que
résister, c’est créer. C’est donc à eux aussi que nous nous adressons pour que la création
dépasse la tristesse, c’est-à-dire la séparation, pour que la création puisse se libérer de la
logique de l’argent et qu’elle retrouve sa place au cœur de la vie.
9. Résister à la séparation
Résister, c’est, aussi, dépasser la séparation capitaliste entre théorie et pratique, entre
l’ingénieur et l’ouvrier, entre la tête et le corps. Une théorie qui se sépare des pratiques
devient une idée stérile. C’est ainsi que, dans nos universités, il existe une myriade d’idées
stériles. Mais, en même temps, les pratiques qui se séparent de la théorie se condamnent à
disparaître à l’usure dans une sorte d’autorésorption. Résister, dès lors, c’est créer les liens
entre les hypothèses théoriques et les hypothèses pratiques : que tous ceux qui savent faire
quelque chose sachent aussi le transmettre à ceux qui désirent se libérer. Créons ainsi les
relations, les liens qui potentialisent des théories et des pratiques de l’émancipation, en
tournant le dos aux chants des sirènes qui nous proposent de " nous occuper de nos vies ", à
quoi nous répondons que nos vies ne se réduisant pas à des survies, elles s’étendent au-delà
des limites de notre peau.
10. Résister à la normalisation
Résister signifie, en même temps, déconstruire le discours faussement démocratique qui
prétend s’occuper des secteurs et des personnes exclues. Dans nos sociétés, il n’y a pas d’"
exclus " ; nous sommes tous inclus, de manière différente, de manière plus ou moins indigne
et horrible, mais inclus tout de même. L’exclusion n’est pas un accident, ce n’est pas un "
excès ". Ce qu’on appelle exclusion et insécurité, c’est ce que nous devons voir comme
l’essence même de cette société amoureuse de la mort. C’est pour cela que lutter contre les
étiquettes implique aussi notre désir de nous mettre en contact avec les luttes de ceux que l’on
nomme " anormaux " ou " handicapés ".
Nous disons qu’il n’y a pas d’homme ou de femme " anormal " ou " handicapé ", mais qu’il
existe des personnes et des modes d’être différents. Les étiquettes agissent comme des
miniprisons où chacun de nous est défini par un niveau donné d’impuissance. Or, ce qui nous
intéresse, c’est la puissance, la liberté. Un handicapé n existe que dans une société qui accepte
la division entre forts et faibles. Refuser cela, qui n’est autre que la barbarie, c’est refuser le
quadrillage, la sélection inhérente au capitalisme. C’est pour cela que l’alternative implique
un monde où chacun assume la fragilité propre au phénomène de la vie et où chacun
développe ce qu’il peut avec les autres et pour la vie. La lutte pour la culture des sourds, qui a
su faire exploser la prison de la taxinomie médicale, celle contre la psychiatrisation de la
société et tant d’autres encore, loin d’être de petites luttes pour un peu plus d’espace, sont de
véritables créations qui enrichissent la vie. C’est pour cela que nous invitons aussi à résister
avec nous les groupes de lutte contre la normalisation disciplinaire médico-sociale sous tous
ses aspects.
La même chose se produit avec les formes de disciplinarisation propres aux
systèmes éducatifs. La normalisation opère ici comme une menace permanente d’échec ou de
chômage. il existe en revanche des expériences parallèles, alternatives et diverses par rapport
à la scolarisation, où les problèmes liés à l’éducation se développent selon une logique
différente.
Handicapés, chômeurs, retraités, cultures en marge, homosexuels sont tous des
classifications sociologiques qui opèrent en séparant et en isolant à partir de l’impuissance, de
ce qu’on ne peut pas faire, en rendant unilatéral et pauvre le multiple, source de puissance.
11. Résister au repli
Résister, c’est aussi repousser la tentation d’un repli d’identité qui sépare les " nationaux " des
" étrangers ". L’immigration, les flux migratoires ne sont pas un " problème ", mais une réalité
profonde de l’humanité depuis toujours et pour toujours. Il ne s’agit pas d’être
philanthropiquement " bon pour les étrangers ", mais de désirer la richesse produite par le
métissage. Résister, c’est créer des liens entre les " sans " - sans toit, sans travail, sans papiers,
sans dignité, sans terre...-, tous les " sans "qui n’ont pas la " bonne couleur de peau ", la "
bonne pratique sexuelle ", etc. : une union de sans, une fraternité des sans, non pour être " avec
", mais pour construire une société où les sans et les avec n’existent plus.
12. Résister à l’ignorance
Nos sociétés qui prétendent être des cultures scientifiques forment en réalité, d’un point de
vue historique et anthropologique, le type de société qui a produit le plus grand degré
d’ignorance que l’épopée humaine ait connu. Si dans toute culture les hommes ont possédé
des techniques, notre société est la première qui soit proprement possédée par la technique. 90
% d’entre nous sommes incapables de savoir ce qui se passe entre le moment où l’on appuie
sur le bouton et le moment où l’effet désiré se produit. 90 % d’entre nous ignorons la quasi-
totalité des mécanismes et ressorts du monde dans lequel nous vivons.
Ainsi, notre culture produit des hommes et des femmes ignorants qui, se sentant exilés de leur
milieu, peuvent alors le détruire sans scrupule aucun. La violence de cet exil est tel que, pour
la première fois, l’humanité se trouve confrontée à la possibilité réelle et concrète - et peut-
être inévitable - de sa destruction. On nous dit qu’étant donné la complexité de la technique,
les hommes doivent l’accepter sans la comprendre, mais le désastre écologique montre que
ceux qui croient comprendre la technique sont loin de la maîtriser. Il est donc urgent de créer
des groupes, des noyaux, forums de socialisation du savoir pour que les hommes puissent à
nouveau prendre pied dans le monde réel.
De nos jours, la technique de la génétique nous place à la lisière d’une possibilité de sélection
entre les êtres humains selon des critères de productivité et de bénéfices. L’eugénisme, au
nom du bien, inhumanise l’humanité. On nous apprend que nous pouvons à présent procéder
au clonage d’un être humain alors que notre triste humanité désorientée ignore ce qu’est un
être humain... Ces questions profondément politiques ne doivent pas rester entre les mains des
techniciens. Autrement dit, la res publique ne doit pas devenir res technique.
13. Résistance permanente
Résister, c’est affirmer que, contrairement à ce que l’on a pu croire, la liberté ne sera jamais
un point d’arrivée. Paradoxalement, l’espoir nous condamne à la tristesse. La liberté et la
justice n’existent qu’ici et maintenant, dans et par les moyens qui les construisent. Il n’y a pas
de bon maître ni d’utopie réalisée. L’utopie est le nom politique de l’essence même de la vie,
du devenir permanent. C’est pourquoi l’objectif de la résistance ne sera jamais le pouvoir.
Le pouvoir et les puissants sont d’ailleurs condamnés à ne pas trop s’éloigner de ce qu’un
peuple désire. Dès lors, croire que le pouvoir décide du réel de nos vies relève toujours d’une
attitude d’esclave. L’homme triste, comme nous le disions, a besoin du tyran.il n’est pas
suffisant de demander aux hommes qui occupent le pouvoir qu’ils édictent telle ou telle loi
séparée des pratiques de la base sociale. Nous ne pouvons pas, par exemple, demander à un
gouvernement qu’il fasse des lois donnant aux étrangers les mêmes droits qu’aux autres Si au
sein de la base sociale nous ne construisons pas la solidarité qui va dans ce sens.
La loi et le pouvoir, s’ils sont démocratiques, doivent refléter l’état de la vie réelle de la société. Notre
problème n’est donc pas que le pouvoir soit corrompu et arbitraire, c’est la société que ce
pouvoir reflète : notre tâche en tant qu’hommes et femmes libres, c’est qu’existent les liens de
solidarité, de liberté et d’amitié qui empêchent réellement que le pouvoir soit réactionnaire. il
n’y a de liberté que dans les pratiques de libération.
14. La résistance est lutte
La composition de liens augmente la puissance, la séparation capitaliste la diminue. La lutte
pour la liberté est bien une lutte communiste pour récupérer et augmenter la puissance. En
revanche, le capitalisme opère par abstraction, sérialisation, réification, en décomposant les
liens et en nous plongeant dans l’impuissance. C’est pourquoi la lutte pour la liberté et la
démocratie sont des devenirs permanents qui ne trouveront jamais d’incarnation définitive. La
lutte va toujours dans le sens de la puissance, de la composition de liens, de l’alimentation du
désir de liberté dans chaque situation concrète.
15. Résistance ouvrière
La résistance comme création exige que nous pensions aussi la question du " sujet
révolutionnaire ", en rompant définitivement avec la vision marxiste classique posant la classe
ouvrière comme " le " sujet révolutionnaire, personnage messianique au sein de l’historicisme
moderne.
Cependant, contrairement à ce que prétendent certains sociologues postmodernes de la
complexité, la classe ouvrière ne tend pas à disparaître : simplement, la fonction ouvrière se
déplace et s’ordonne géographiquement. Ainsi, Si dans les pays centraux il y a
numériquement moins d’ouvriers, la production s’est déplacée vers les pays dits périphériques
où l’exploitation brutale des hommes, des femmes et des enfants assure d’énormes bénéfices
aux entreprises capitalistes. Et dans les pays centraux, par le biais de l’évocation de l’"
insécurité ", on propose aux classes populaires des alliances nationales pour mieux exploiter
le tiers monde.
La production capitaliste est diffuse, inégale et combinée. C’est pour cela que la lutte, la
résistance doivent être multiples mais aussi solidaires. Il n’y a pas de libération individuelle
ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu’en termes universels, ou, dit autrement : ma liberté
ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre, mais ma liberté n’existe que sous la condition
de la liberté de l’autre.
Bien qu’il n’existe pas de sujet révolutionnaire " en soi ", prédéterminé, il existe en tout cas
des sujets révolutionnaires multiples qui n’ont pas de forme prédéfinie ni d’incarnation
définitive. Aujourd’hui, nous voyons fleurir des coordinations, des collectifs et des groupes de
travailleurs qui débordent largement dans leurs revendications les luttes sectorielles. Ces
luttes doivent, au sein de chaque singularité, de chaque situation concrète, dépasser le
quadrillage du pouvoir, refuser la séparation entre avec emploi et sans emploi, nationaux et
étrangers, etc. Non parce que l’employé, le national, homme, blanc doit être " charitable "
avec le sans-emploi, l’étranger, la femme, le handicapé, etc., mais parce que toute lutte qui
accepte et reproduit ces différences est une lutte qui, aussi violente soit-elle, respecte et
renforce le système capitaliste.
Mais la fonction ouvrière se déplace aussi dans un autre sens : de l’usine classique comme
espace physique privilégié de constitution de valeur à la fabrique sociale dans laquelle le
capital assume la tâche de coordonner et de subsumer toutes les activités sociales. La valeur
s’estompe dans toute la société, elle circule à travers les formes multiples du travail.
L’accumulation capitaliste s’étendant à l’ensemble de la société, elle peut, par conséquent,
être sabotée à n’importe quel point du circuit par le biais d’actes d’insubordination.
16. La résistance et la question du travail
Une partie de la construction des hiérarchies et des classifications qui nous sont imposées part
de la confusion entre division technique et division sociale du travail. Sous la notion de
travail, nous entendons en effet deux choses différentes. D’un côté, une activité constitutive
de l’homme, anthropologique ou ontologique, l’ensemble des relations sociales qui nous
conforment, dans la perspective matérialiste de la société et de l’histoire. Mais, d’un autre
côté, le travail est ce devoir, aliénant, cet esclavage moderne sous lequel le capitalisme nous
sépare en classes. C’est celui-là qui nous fait souffrir quand nous en avons et quand nous n en
avons pas. Abolir le travail dans ce dernier sens, c’est réaliser les possibilités de l’idée
communiste libertaire du travail dans le premier sens.
Les hiérarchies qui se fondent sur l’unidimensionnalisation de la vie dans la question du
travail aliéné, l’emploi, sont celles qui doivent être dissoutes dans l’ouverture à la multiplicité
des savoirs et des pratiques de la vie. Le travail, du point de vue ontologique, l’ensemble des
activités qui effectivement valorisent le monde (techniques, scientifiques, artistiques,
politiques) forment, en même temps, une source de démocratisation radicale et une mise en
question définitive et totale du capitalisme.
17. Résister, c’est construire des pratiques
Résister, ce n’est pas, dès lors, avoir des opinions. Dans notre monde, contrairement à ce que
l’on peut croire, il n’y a pas de " pensée unique ", il existe quantité d’idées différentes. Mais
des opinions diverses n’impliquent pas des pratiques réellement alternatives et, de ce fait, ces
opinions ne sont que des opinions sous l’empire de la pensée unique, de la pratique unique. il
faut en finir avec ce mécanisme de la tristesse qui fait que nous avons des opinions différentes
et une pratique unique. Rompre avec la société du spectacle signifie ne plus être spectateur de
sa propre vie, spectateurs du monde.
Attaquer le monde virtuel, ce monde qui a besoin, pour nous discipliner, pour nous sérialiser,
que nous soyons tous à la même heure devant notre poste de télévision, ne revient pas à dire
comment le monde, l’économie, l’éducation doivent être de manière abstraite. Résister, c’est
construire des millions de pratiques, de noyaux de résistance qui ne se laissent pas piéger par
ce que le monde virtuel appelle le " sérieux ". Etre réellement sérieux, ce n’est pas penser la
globalité et constater notre impuissance. Être sérieux implique de construire, ici et maintenant,
les réseaux et liens de résistance qui libèrent la vie de ce monde de mort. La tristesse est
profondément réactionnaire. Elle nous rend impuissants. La libération, finalement, est aussi
libération des commissaires politiques, de tous ces tristes et aigres maîtres libérateurs. C’est
pour cela que résister passe aussi par la création de réseaux qui nous sortent de cet isolement.
Le pouvoir nous souhaite isolés et tristes, sachons être joyeux et solidaires. C’est en ce sens
que nous ne reconnaissons pas l’engagement comme un choix individuel. Nous avons tous un
degré déterminé d’engagement. il n’y a pas de " non-militants " ou d’" indépendants ". Nous
sommes tous liés. La question est de savoir, d’une part, à quel degré et, d’autre part, de quel
côté de la lutte on est engagé.
18. Résister, c’est créer des liens
Il est indispensable de réfléchir sur nos pratiques, les penser, les rendre visibles, intelligibles,
compréhensibles. Pouvoir conceptualiser ce que nous faisons constitue une part de la
légitimité de nos constructions et participe de la socialisation des savoirs entre les uns et les
autres : être nous-mêmes lecteurs, penseurs et théoriciens de nos pratiques, être capables
d’apprécier la valeur de notre travail pour éviter qu’on nous appauvrisse par des lectures
normalisatrices.
Ce manifeste n’est pas une invitation à adhérer à un programme et encore moins à une
organisation. Nous invitons simplement les personnes, les groupes et les collectifs qui se
sentent reflétés par ces préoccupations à prendre contact avec nous afin de commencer à briser
l’isolement. Nous vous invitons aussi à faire connaître ce texte par tous les moyens à votre
disposition.
Tous ceux qui souhaiteraient faire des commentaires, propositions, etc. seront les bienvenus.
Nous nous engageons à les faire circuler au sein du Réseau de résistance alternatif. Nous ne
souhaitons pas établir un centre ou une direction et nous mettons à la disposition des
camarades et amis l’ensemble des contacts du Réseau pour que le dialogue et l’élaboration de
projets ne se fassent pas de manière concentrique
19. Résistance et collectif de collectifs
Beaucoup de nos groupes ou collectifs possèdent des publications ou des revues. Le Réseau se
propose d’accumuler et de mettre à disposition des autres groupes ces savoirs libertaires qui
peuvent aider et potentialiser la lutte des uns et des autres. Des centaines de luttes
disparaissent par isolement ou par manque d’appui, des centaines de luttes sont obligées de
partir de zéro et chaque lutte qui échoue n’est pas seulement une " expérience " : chaque
échec renforce l’ennemi. D’où la nécessité de nous entraider, de créer des " arrière-gardes
solidaires " pour que chaque personne qui en quelque point du monde lutte à sa manière, dans
sa situation, pour la vie et contre l’oppression puisse compter sur nous comme nous espérons
pouvoir compter sur elle.
Le capitalisme ne tombera pas d’en haut. C’est pour cela que dans la
construction des alternatives il n’y a pas de petit ou de grand projet.
Saluts fraternels à tous les frères et sœurs de la côte (2)
(1) Buenos Aires, automne 1999.
(2) Salut de pirates , à la différence des corsaires, trafiquants esclavagistes et mercantilistes
des mers, les pirates étaient communistes et créaient des communes
(3) Manifeste élabore par les groupes suivants :
El Mate (Argentine),
Mères de la place de Mai (Argentine) ,
Collectif Amautu (Pérou),
Groupe Chapare (Bolivie),
Collectif Malgré Tout (Paris),
Collectif Che (Toulon).
Collectif Contre les Expulsions (Liège)
Centre Social (Bruxelles).