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Une discussion avec Miguel Benasayag.
L’époque, c’est quoi ?
(l’époque de Dieu, l’époque de l’homme, l’époque de la technique)
vendredi 19 mars 2010
Dimanche 25 octobre 2009 a eu lieu au Taillis Vert à St-Julien Molin Molette une discussion entre Miguel Benasayag, Angélique del Rey, et une soixantaine de personnes, militant-e-s engagé-e-s dans diverses associations, réseaux et collectif de travail. C’est en fin de cette rencontre que le projet a été formé de mettre en place une Université populaire - Laboratoire social dans la région stéphanoise...
Une partie de la discussion a porté sur l’époque dans laquelle nous vivons. Voici ci-dessous des notes sur ce qu’a dit Miguel Benasayag à ce propos (ce sont des notes, qui peuvent comporter des erreurs et imprécisions...)
Roger Dubien.
“Alors l’époque c’est quoi ?
(...) L’époque actuelle... - il n’y a aucune raison qu’on soit tous d’accord par rapport à la caractérisation de l’époque - c’est important par rapport à la profondeur de la crise et à la profondeur des questions qui se posent...
Pour nous, l’époque est quelque chose que nous pensons comme une sorte de bête vivante, c’est à dire l’époque ce n’est pas un calendrier, c’est pas une date, l’époque est cet ensemble de la vie - de la vie des sociétés, de la vie de la nature, de la vie de la culture, de la vie des hommes et des femmes -, qui avance et qui trouve des problèmes, tente de résoudre des problèmes, détermine des stratégies sans stratèges, effectivement. Nous interprétons une époque non pas comme le décor époqual, comme le décor des calendrier, des dates, dans laquelle des gens vivent et des plantes existent, mais dans le sens d’une intrication, une intrication en mouvement, c’est à dire : nous avons une idée organique de l’époque.
Hier j’ai donné un exemple - il y a 10 000 exemples effectivement... - : une époque a une esthétique. Il y a une époque dans laquelle on construit des pyramides. Il y a une époque dans laquelle on construit les cathédrales. Si on le fait après, c’est "comme si"...
Chaque époque a ses problèmes, chaque époque a ses façons de penser, chaque époque a ses dangers, ses défis, donc nous avons une vision organique de l’époque dans laquelle effectivement l’ensemble du vivant - et pas seulement les hommes, les sociétés, ou les individus - l’ensemble du vivant traverse des dangers, affronte des défis qui sont les défis de l’époque. Vous voyez... C’est à dire que, aujourd’hui par exemple, la dernière petite plante qui est là derrière la fenêtre, affronte les mêmes défis que nous en tant que mammifères. Il y a quelque chose de cette pensée qui est une pensée organique...
Donc de ce point de vue là, notre époque est une époque dans laquelle ce qui est fini c’est l’époque de ce que les philosophes appelaient l’époque de l’homme, la modernité : cette idée que l’homme est séparé de la nature, que l’homme fait l’histoire, que l’homme est le sujet, ou qu’il y a un sens de l’histoire, que l’homme va gérer ça...
je passe un peu vite...
L’époque de l’humanisme, l’époque dans laquelle l’homme était au coeur du dispositif, ça c’est fini. On n’arrête pas de le dire, et on n’arrête pas de ne pas le voir ! On dit :
“l’économie n’est pas au service de l’homme”,
“les hôpitaux ne sont pas au service de l’homme”,
“l’urbanisme n’est pas au service de l’homme”,
“la technique n’est pas au service de l’homme”...
et on n’arrête pas de voir ça en négatif, en pure négativité.
Il y a ce qu’on appelle, d’un point de vue anthropologique et même biologique, des super-organismes, qui intègrent l’ensemble de l’existant, l’ensemble du vivant.
Alors ces super-organismes - super-organismes c’est quelque chose qui intègre l’existant - alors ces super-organismes qui sont la macro-économie, ou qui sont des niches écologiques..., ça veut dire que : des éléments organiques sont incorporés dans un mode de fonctionnement qui les intègre.
La pensée en termes de super-organismes est une pensée dans laquelle on dit par exemple : la technique est un super-organisme. Dans quel sens ? Dans le sens que la technique aujourd’hui n’est plus quelque chose qu’on puisse comprendre comme un machin qui est au service de l’homme, mais au contraire, pour comprendre les mesures techniques, on doit comprendre qu’il y a eu l’émergence et l’autonomisation d’un niveau d’existence - super-organisme - une combinatoire autonome qui détermine sa propre stratégie.
Si nous on essaie de comprendre la technique avec un modèle humaniste, de dire : “bon, les objets techniques devraient être au service de l’homme, quelle merde nous arrive, on voit bien que la technique est en train de nous dominer ?...”, on dit pareil pour l’économie plutôt,... eh bien nous le modèle que nous proposons, et en ça on n’est pas du tout originaux - tous les chercheurs travaillent avec des modèles émergents qui incluent les parties - nous ce que nous pensons c’est que par rapport à la technique effectivement, si nous voulons comprendre cette évolution technique, nous devons comprendre que dans cette étape évolutive de l’humanité et du monde, dans cette étape évolutive au sens darwinien, il y a eu l’émergence et l’autonomisation de sphères qui incluent la vie des hommes.
Bien entendu que Marx avait déjà pensé dans ce sens là... C’est à dire qu’il y a beaucoup de penseurs qui ont pensé dans le sens où l’humanité a fait émerger comme une étape évolutive des niveaux qui incluent les hommes, qui incluent les arbres, qui incluent les mers, qui incluent tout l’existant, mais qui ne sont plus maîtrisés par eux.
De ce point de vue là, notre civilisation est la première civilisation qui loin de posséder des techniques - toutes les civilisations ont possédé des techniques comme toute civilisation a possédé une économie quelconque - eh bien notre civilisation est une civilisation qui est possédée par la technique ou par l’économie. C’est à dire que, effectivement, nous ne pouvons pas comprendre ce qui se passe si nous n’utilisons pas de modèles émergents. C’est notre hypothèse. Modèle émergent, ça veut dire qui émerge d’une combinatoire autonome.
De ce point de vue là, les hommes, les femmes, les civilisations, les cultures, aujourd’hui, sont dans l’impuissance de produire un minimum de sens dans ces structures là. Parce que ces structures là effectivement sont des structures autonomes. Alors il y a comme une sorte de mantra religieuse, les gens disent : "il faut mettre l’homme au coeur du dispositif", ou d’autres disent : "il faut mettre la politique au coeur du dispositif"... qui au fait sont des tentatives, quand même un peu désespérées et compréhensibles à la fois, d’orienter ce qui n’est pas orientable et qui sont ces combinatoires émergentes, autonomes, qui effectivement gouvernent la vie des hommes et des femmes.
Alors quand nous faisons le tour d’horizon de notre époque, nous nous rendons compte que notre époque est une époque dans laquelle le foyer de normativité - c’est à dire le lieu dans lequel, d’où, émergent les normes sociales, les normes culturelles, les normes esthétiques -, nous nous rendons compte que le lieu de production de la normativité, ce sont les foyers de production technique ou les foyers de gestion économique. C’est à dire que la normativité - ce qui est normal, ce qui est bien/ce qui est mal - est aujourd’hui produite par des foyers techniques ou économiques.
Dans ce point de vue là , de la recherche, l’économie est un volet de la technique...
Dans ce point de vue là, comme l’a dit Michel Foucault, on peut dire qu’il y a 3 types de civilisations :
Il y a ce qu’il appelle la civilisation de Dieu - alors, "de dieu" ça veut dire la civilisation du sacré, que l’on aie un dieu ou que l’on soit panthéiste peu importe, ce sont les civilisations dans lesquelles l’homme est bougé par des forces extérieures, c’est-à-dire que l’homme n’est pas le sujet.
Foucault l’appelle d’une façon grossière, qui marque un tas de trucs très différents, "l’époque de Dieu" ça ne veut pas dire l’époque de Dieu monothéiste seulement, ça veut dire toutes les civilisations qui ont considéré que l’homme était bougé par des combinatoires autonomes. Dieu c’est quoi ? dieu, les panthéismes, la nature, les dieux c’est quoi ? C’est des combinatoires qui d’en haut de l’homme, d’ailleurs de l’homme, bougent l’homme.
Dans les civilisations, donc - pour garder cette définition très peu stricte - dans les civilisations de dieu, la norme sociale - c’est-à-dire ce qui est bien, ce qui est mal, pourquoi on se lève le matin, qu’est-ce qui est pervers, qu’est-ce qui est permis, qu’est ce qui est interdit... - la norme est donnée par la divinité, quelle qu’elle soit.
Il suit une deuxième époque qui est l’époque de l’homme. L’époque de l’homme qui commence vers 1000 - 1100, quand tout à coup va apparaître la perspective dans la peinture, c’est-à-dire que l’homme s’éloigne et voit le monde comme un objet. L’homme est le sujet et voit le monde comme un objet. Alors c’est la tour de Babel, c’est l’idée que l’homme va maîtriser la nature et va être à la place de Dieu. L’homme va remplacer Dieu. C’est très intéressant de voir un peu - moi j’ai fait un travail, pendant quelques années j’ai accepté d’être professeur invité à la faculté, j’essayais de faire un travail avec mes élèves qui était de comparer le texte théologique avec le texte des sciences humaines -, et c’est très très drôle parce que toutes les questions que l’on se pose dans les civilisations déistes, sacrées : "mais est-ce que Dieu il est comme ça ?" toutes les questions très concrètes, parce que la théologie se pose des questions très très concrètes : "qu’est ce qui est dieu", "qu’est-ce qu’il veut dieu", "dieu peut faire le mal ? pas faire le mal ?"... c’est exactement les mêmes questions qu’on va se poser par rapport à l’homme : “mais qu’est-ce qu’il peut faire l’homme ?”, dans les sciences humaines...
Donc c’est la deuxième époque - ce sont les grandes époques de l’humanité - qui est l’époque de l’homme. L’époque dans laquelle on croit que l’homme est maître de son histoire.
Cette époque là est l’époque qui donne naissance à ce que nous sommes : qui est le courant d’émancipation qui pense que, effectivement, comme l’homme est le maître de l’Univers, comme l’homme est le maître de l’histoire, l’homme peut corriger l’histoire. A travers quoi ? A travers la raison, la pensée, etc. Donc l’époque de l’homme est l’époque de l’émancipation. Elle naît comme ça. Quand j’ai commencé mes études de médecine, en Argentine, effectivement, on était absolument convaincu que pour l’an 2000 on allait guérir toutes les maladies, c’est-à-dire que l’homme allait s’émanciper non pas seulement de l’injustice, vous comprenez, l’émancipation c’était l’émancipation totale... L’homme allait être le maître, le maître de l’Univers.
Donc si j’insiste là-dessus, c’est parce que toutes les hypothèses d’émancipation, toutes les hypothèses de changement social par la prise du pouvoir, de justice sur terre, etc, toutes sont nées à l’époque de l’homme. Non pas que dans les civilisations et les cultures du sacré il n’y avait pas de révoltes, loin s’en faut, il y avait des révoltes d’esclaves, il y avait des révoltes de pays conquis, il y avait des révoltes des classes qui se sentaient injustement traitées, il y avait des révoltes, mais ce qui n’existait pas dans les sociétés du sacré est cette idée que l’homme avec la raison et en luttant contre le mal, pouvait construire le paradis sur terre.
Il y a une différence énorme, parce que les révoltes non modernes sont des révoltes, pour le dire comme ça, d’adaptation : il faut modifier quelque chose, il faut arranger quelque chose, quelque chose ne va pas bien, c’est pas juste, et on arrange quelque chose, mais il n’existe pas l’idée qui va naître à l’époque de l’homme...
Alors ça c’est très important, pourquoi ? C’est très important parce que, comme l’époque qui est en train de finir c’est l’époque de l’homme, comme nous, nous sommes absolument les contemporains de la fin de cette idée que l’homme avec sa raison allait construire un paradis sur terre, que l’injustice allait finir, etc, effectivement ça pose un problème fondamental pour le mouvement d’émancipation, pour le mouvement révolutionnaire, pour le mouvement... le nôtre, le votre... Parce que l’époque que nous sommes en train de vivre, cette époque "post-humain" - pas parce qu’il n’y a plus de l’humain, post-humain ça veut dire que ce n’est plus "l’époque de l’homme" -, qui est l’époque effectivement de la technique, c’est-à-dire que si nous devons identifier un sujet, si le sujet était dieu ou la divinité, si le sujet c’était l’homme, nous sommes dans une époque dans laquelle l’homme a laissé la place à une nouvelle figure qui est la technique...
Alors ça ça pose un problème fondamental effectivement : comment nous pensons l’émancipation dans cette nouvelle donne ?
Mais il faut tenir compte de quelques éléments apparus dans l’évolution, l’évolution au sens darwinien, il faut tenir compte de plusieurs choses...
tenir compte d’un élément bêtement démographique pour comprendre notre époque : un élément dont on ne tient jamais compte, c’est que depuis que l’homme est apparu sur terre - sapiens sapiens - eh bien de tous ces hommes là, un dixième vit aujourd’hui.
C’est quand même une putain d’information... Des 100% des hommes qui ont vécu, 10% vivent aujourd’hui. Ce sont des données justement dont on ne tient jamais compte parce que ça nous emmerde, vous voyez, dans la politique révolutionnaire, d’émancipation, ça nous emmerde les données objectives. Toutes les données objectives sont toujours le monopole de la droite, la droite met en avant la complexité, nous on met en avant qu’on est gentil et qu’on veut le bien...
Une autre donnée c’est que nous sommes à la veille d’un changement incroyable : c’est la première fois que l’homme en tant qu’espèce va se modifier. La première fois que l’homme en tant qu’espèce, génétiquement, est en condition de modifier ce que nous sommes génétiquement. Alors c’est pas qu’on est en condition : la thérapie génique, c’est ça. Alors ça veut dire que la fin de l’époque de l’homme en tant qu’époque dans laquelle on disait : on va tout modifier, l’homme était maître de l’univers, l’époque dans laquelle la toute puissance de l’homme se trouve face à un mur parce qu’on n’arrive pas..., à cette époque là, la réaction de nos congénères, la réaction des humains, non seulement n’est pas de freiner un tout petit peu mais au contraire il y a une fuite en avant - pas voulue par les hommes - une fuite en avant technique qui accélère les changements tous azimuts.
Alors vous imaginez : si nous pensons comment l’homme a modifié la nature, imaginez comme l’homme va modifier l’homme. Alors là, bon appétit ! Et tout ça, fait, effectivement, au nom du bien. On va y venir, le bio-pouvoir...
Un autre élément de l’époque c’est : on croyait d’un point de vue philosophique, sociologique, anthropologique, politique..., on croyait que l’homme était une espèce qui allait vers la raison, vers la pure raison, et que la raison allait gouverner le monde. Alors c’est des gens comme Kant, Marx, c’est à dire tous les révolutionnaires du monde, qui disent : putain c’est quand même pas normal qu’il y ait des trucs irrationnels ! c’est pas normal !
Et alors, il y a une confusion assez tragique : c’est que l’homme irrationnel, dans le mode de production, bénéficie aux puissants, et alors on a cru que comme ça bénéficiait aux puissants, si on éliminait les puissants on éliminait l’irrationalité et le gâchis dans le monde.
L’exemple le plus clair c’est ce que va écrire Kant, qui est l’idée qu’on est à la veille d’une société gérée par la raison. Ceci va accompagner tout le mouvement d’éducation : "un peuple instruit est un peuple vacciné contre la barbarie"..., si on était rationnels on pourrait éviter les gâchis, s’il y a des gâchis, s’il y a de la misère, s’il y a de l’horreur, c’est parce qu’il y a des classes puissantes qui profitent de ça...
Et alors donc là où il y a eu une confusion historique tout à fait compréhensible mais une confusion quand même, c’est que c’est vrai que les classes puissantes ont toujours bénéficié d’une certaine folie de la société, d’un certain irrationalisme... Mais ce que nous découvrons avec horreur, c’est qu’il ne suffisait absolument pas d’éliminer les groupes et les classes qui profitaient de l’irrationnel pour que la rationalité règne. On se rend compte, pour le dire avec d’autres mots, que la misère, le gâchis... le sacrificiel dans notre société, est structurel. Et ça c’est un sacré coup dans le narcissisme de l’Occident, parce que nous on a cru pendant quelques siècles que nous on n’était pas des sociétés sacrificielles ; ça veut dire : on a cru qu’on était purement rationnels. Vous comprenez, on a voulu voir un sous-ensemble, une sous-partie de l’homme, la partie rationnelle, et dire : “ça c’est l’homme”, et tout ce qui est irrationnel, pulsionnel, obscur, on a dit : “ça c’est dû à l’injustice, c’est dû aux classes dominantes, c’est dû au manque de culture”. Alors on a dit : “un jour on arrivera au vrai homme, qui sera l’homme tout à fait rationnel”. Ce projet là est le projet qui s’est cassé la gueule, n’est-ce pas...
Notre culture est une culture, par exemple, qui s’est toujours dit, contrairement aux sauvages : quand on a un problème, nous on aime comprendre le problème : cause->effets, c’est à dire que si jamais il y a une sécheresse, nous on ne va pas tuer 2 ou 3 nouveaux-nés, on ne va pas sacrifier une poule, nous on étudie ça. Mais à vrai dire, ce dont on se rend compte aujourd’hui c’est que peut-être notre société, qui a aimé se croire pas du tout sacrificielle, rationnelle, utilitariste, peut-être nos sociétés sont-elles des sociétés de sacrificiel caché. C’est-à-dire que nos sociétés, de façon non avouée et non reconnaissable sont des sociétés qui produisent sans arrêt du sacrifice...
Ce que je suis en train de vous dire, c’est qu’il y a un philosophe, Leibniz, qui fait une différence entre ce qui est possible et ce qui est compossible... ça veut dire qu’il y a des choses que nous pensons rationnellement comme “possibles”, mais qu’une fois que ces choses là adviennent à la vie, à l’existence, elles ne sont pas “compossibles”. C’est à dire que, dans la pratique, ça ne se fait pas comme ça. Or tous les mouvements révolutionnaires de la Terre, tous les scientifiques, les médecins jusqu’à il y a 40 ans, les agronomes, tout le monde - il n’y a pas que les militants politiques qui pensent ça - toute la modernité voit en priorité seulement ce qui analytiquement apparaît possible. On dit : “c’est tout à fait possible qu’on ne se casse pas la gueule et qu’on ne se fasse pas la guerre”. D’ailleurs il y a des pays qui vivent en paix, c’est tout à fait possible. Sauf que, une fois qu’on voit comment se passent les choses dans la réalité, on se dit : eh bien, qu’il n’y ait pas de conflit, qu’il n’y ait pas de guerre, qu’il n’y ait pas de violence, apparaît comme possible hypothétiquement mais ce n’est pas compossible, c’est à dire, effectivement, périodiquement il y a des situations dans lesquelles ça dégénère vers la violence.
On dit : en principe c’est possible que tous les hommes du monde se tiennent par la main. ça paraît hypothétiquement possible... et il y a toujours un manchot qui fait foirer l’affaire. Alors il apparaît tout à fait possible que tous les hommes du monde vivent dans la justice et la raison. Oui, hypothétiquement c’est possible. Quand vous essayez d’aller dans la pratique, il y a deux possibilités : soit effectivement vous constatez que structurellement il y a des choses qui ne marchent pas - alors qu’est-ce qu’ils disent les copains ? Ils disent : “c’est parce qu’il y a des traîtres”, “c’est parce qu’il y a des salauds”..., d’accord, mais autant de traîtres ensemble, ça parait bizarre, ça fait un siècle et demi de révolutions, alors vraiment on est de sacrés couillons, on s’est fait avoir par des traîtres tout le temps - ou alors peut-être on n’est pas si connards que ça, peut-être ce n’est pas un problème de traîtres, peut-être le problème c’est que structurellement il y a quelque chose qu’un programme d’émancipation fait pour un homme rationnel qui applique ce qui est possible, un fois qu’il advient sur terre à l’existence, il y a deux possibilités : une c’est de composer avec ce qui existe, et l’autre c’est Pol Pot ou Staline.
C’est à dire : si vous voulez appliquer un programme il y a deux possibilités : l’une vous ne l’appliquez pas... j’ai eu une correspondance avec Marcos... Marcos a écrit partout que la question c’était de ne pas être au pouvoir parce que quand on était au pouvoir, on ne pouvait plus revendiquer certaines choses, parce que le pouvoir devait accepter une certaine contradiction, un certain bordel, une certaine complexité. Or tout le monde connaît Marcos, tout le monde s’est demandé : est-ce qu’il est moche, est-ce qu’il est beau ? Il est moche... Mais apparemment l’idée que, effectivement, ce que nous la mouvance du contrepouvoir nous avons mis en avant - qui est l’idée qu’il est absolument impossible d’appliquer un modèle global et que vraiment notre problème c’est comment on fait avec ce qui est compossible -, vous comprenez, ça personne ne l’a vu...
Je pense que nos défis, sur quoi nous devons travailler, sur quoi nous sommes ravis d’être là, de se rencontrer, là, comme on travaille avec des communautés de base en Amérique latine, au Brésil, dans cette ville vers Paris, dans laquelle on fait notre expérience pilote de contrepouvoir... la question c’est : comment on agit, comment on s’organise, comment on peut agir sur la réalité, une fois que nous acceptons que la complexité de l’existence fait que :agir ce n’est pas avoir un modèle de perfection, qu’il n’est absolument pas possible d’imaginer "un autre monde est possible", paradisiaque, dans lequel tout le monde se ballade comme des tarés lobotomisés, contents...
C’est-à-dire que dans l’autre monde possible, eh bien il y aura autant d’injustice que de justice, vous voyez, et que justice et injustice n’est pas quelque chose, n’est pas un accident qu’on devrait corriger une fois pour toutes, mais quelque chose qui est la souffrance existentielle, la vie même, comme avoir faim, manger, vous comprenez...
Il y a une sorte de permanentisme qui n’a rien à voir avec Léon Davidovitch, qui est de dire : effectivement, finalement, le seul modèle que nous pouvons avoir de lutte radicale, révolutionnaire, est un modèle dans lequel notre problème ce n’est pas si un autre monde est possible... "Je meurs aujourd’hui mais un jour mon petit enfant sera ravi"... : je l’emmerde mon petit enfant... - oui parce que, c’était une blague qu’on faisait nous en taule, nous quand on était en taule, on était dans la merde, torturés, massacrés, et alors donc c’était une blague qu’on faisait parce qu’il y avait l’idée, des couillons qui disaient, : "on lutte pour les petits enfants". Alors nous on disait : nous pour être libre on doit supporter la torture, sans parler s’il vous plait parce que sinon ce n’est pas élégant, la taule, la mort des gens qu’on aime... tandis que nos petits enfants, ils allaient vivre dans un monde dans lequel pour être libres il suffirait de naître et sourire...
Cette idée que l’humanité avance vers un monde d’automates lobotomisés, il vaut mieux l’abandonner. ça veut dire quoi ? ça veut dire que si “un autre monde est possible” ou pas, on n’en a rien à foutre, ce qui nous intéresse c’est : quels sont les possibles à développer dans ce monde-ci. Quels sont les possibles à développer dans ce monde ci ?!
Et pour finir, l’idée c’est effectivement que pendant toute l’époque de l’homme, le moteur de l’engagement était dans le futur. On bougeait au nom du futur : là où l’on allait. Aujourd’hui nous devons être capables de construire d’autres modèles de motivation de l’agir qui ne soient pas dans le futur, qui soient dans le présent.
Et la bonne nouvelle bien entendu, c’est que effectivement, nous sommes émancipés de quelque chose qui n’est pas bien, qui est l’idée que la seule bonne chose c’est ce futur qu’on n’allait jamais voir. Eh bien la seule bonne chose c’est que, effectivement, la réalité elle est toute, que tout est ici, que la liberté n’est pas un état d’arrivée, que la liberté ce sont les gestes et les agirs de libération ici et maintenant, et qu’il n’y a aucun moment de LA libération.
L’exemple qu’on peut prendre si on prend un exemple est l’exemple de Mandela que j’aime bien prendre : on a bien vu que la liberté n’arrive jamais. Le 1er jour où 5 noirs se réunissent en train de chier de peur en Afrique du Sud pour former l’ANC, ce jour-là tout est là. Le jour ou l’ANC se développe, tout est là. Le jour où Mandela sort de taule, tout est là. “Tout est là”, ça veut dire que tout est à rejouer, rien n’est jamais ni gagné ni perdu. Le tout est dans le présent, et c’est dans le présent que nous devons trouver les raisons de l’agir, les raisons de résister, parce que tout remake d’un modèle futur, une promesse, nous condamne à l’échec.